Après la mort du jeune Nahel à Nanterre qui a enflammé les quartiers populaires, Adil Jazouli, sociologue et chercheur associé au CEVIPOF, reconnu comme un des meilleurs spécialistes des banlieues, propose de revenir sur quarante années d'action publique, en forme de constat d'échec. L'auteur prône ici une grande consultation pour modifier la doctrine du maintien de l'ordre en France, notamment à destination des jeunes, ainsi qu'une refonte totale de la politique de la ville.
Depuis l’été 1981 les banlieues populaires s’embrasent régulièrement en France avec des intensités variables mais provoquant toujours les mêmes stupeurs et incompréhensions. Depuis cette date aussi les déclencheurs de ces émeutes sont toujours les mêmes, des confrontations récurrentes entre les jeunes de ces quartiers et les forces de l’ordre, aboutissant parfois à des morts violentes comme ce fut le cas il y quelques jours. Essayons, maintenant que les cendres fument encore, d’en analyser les causes et les conséquences.
Depuis les années 70 les banlieues françaises ne cessent de poser problème à une société majoritairement composée de classes moyennes qui ont rejeté les problèmes sociaux, culturels et économiques à la périphérie des villes tout en s’accommodant de quelques révoltes sporadiques que l’on éteint avec un saupoudrage ponctuel de moyens et de bonnes paroles bien raisonnables. Jusqu’à la prochaine. Ce scénario se répète exactement de la même manière dans un pays qui préfère l’amnésie à la lucidité, l’oubli à la confrontation avec des réalités qui dérangent.
Cette fois-ci encore les commentateurs « comprennent » la colère des jeunes mais dénoncent les violences urbaines qui en sont la conséquence ; sauf qu’on omet de dire que sans ces violences la colère de ces jeunes serait restée une fois de plus invisible et inaudible. En s’attaquant à des édifices publics ou dédiés au public, en brûlant des voitures et en vandalisant des commerces ces jeunes se mettent tout le monde à dos et ils le savent. Mais visiblement leur réputation ou la manière dont ils sont perçus par le reste de la société ne sont pas leurs préoccupations premières ; ils se sentent stigmatisés depuis tellement longtemps qu’une étiquette infamante de plus n’est pas faite pour leur faire peur, ils l’assument volontiers et la retournent contre ceux qui les désignent comme des « sauvageons » ou des nouveaux barbares.
Après les premières émeutes de l’été 1981 dans la banlieue lyonnaise et les violences qui les ont accompagnées les deux années suivantes, des jeunes de ces quartiers, accompagnés de militants associatifs venant de divers horizons, ont appelé à un « cesser le feu », en organisant une « Marche pour l’Egalité et contre le racisme » qui a traversé la France de bout en bout pour arriver à Paris le 3 décembre 1983 accueillie par plus de 100 000 personnes. Cette initiative, inédite et non-violente, a eu pour vertu de calmer le jeu en remettant les enjeux sociaux de l’égalité au cœur du débat et des politiques publiques. Ces jeunes ont réussi à l’époque à outrepasser leur propre condition et leurs difficultés personnelles pour parler au nom d’un idéal, l’égalité, et de l’intérêt général, à savoir la lutte contre le racisme et la construction d’un vivre ensemble. Ils étaient sans illusion mais ils l’ont fait, parce que sinon ils risquaient de basculer dans une violence organisée dont ils se savaient les grands perdants.
C’est suite à cette marche pour l’égalité que des politiques publiques ont été mises en place ou accélérées en faveur des quartiers populaires et en particulier le début de ce qui ne s’appelait pas encore la politique de la ville. Les promoteurs de cette politique, qui étaient à la fois des élus et des hauts fonctionnaires sont partis des constats des énormes carences dans ces territoires dans tous les domaines, et ils ont commencé à mettre en place des actions de développement social et urbain en essayant de garder un équilibre entre ces deux aspects. Mais assez rapidement la question urbaine a pris le dessus sur la question sociale, l’urgence était accordée à la rénovation urbaine avec son cortège de démolition-reconstruction partant du postulat qu’améliorant les conditions de logement le reste suivra. Un calme précaire prévaut alors dans les quartiers populaires.
En octobre 1990 à Vaulx-en-Velin dans la banlieue de Lyon un jeune meurt (Thomas Claudio) dans une course poursuite avec des policiers. Tout de suite c’est une émeute violente qui éclate dans cette ville et ailleurs, un grand centre commercial flambant neuf part en fumée et les dégâts sont énormes partout en France. Là encore c’est la question des rapport jeunes-police qui est posée avec en arrière-plan une situation des jeunes de ces quartiers qui ne s’est pas améliorée, bien au contraire. L’échec scolaire, le chômage et la précarité y font rage, trois fois supérieures à la moyenne nationale ; le désespoir de toute une génération s’étale au grand jour. Presque dix ans après la marche pour l’égalité, ses espoirs ne sont pas tenus, la situation a même empiré. Des jeunes de ces quartiers s’organisent de nouveau pour porter collectivement leur parole et leurs revendications pour plus de justice sociale, éducative, culturelle et d’une refonte des rapports avec la police. La réponse politique fut la création d’un ministère de la ville de plein droit dont l’objet est de mener des politiques publiques ambitieuses en direction de ces quartiers en mobilisant des moyens spécifiques en plus des moyens de chaque ministère concerné ; ceux du ministère de l’intérieur lui échappent. L’espoir suscité fut grand, la déception qui s’en suivit aussi. Des émeutes sporadiques mais de faible intensité éclatent régulièrement, vite maitrisées, les forces de l’ordre ayant acquis une certaine expérience en la matière, ce qui leur sera utile par la suite…
15 ans plus tard, et presque jour pour jour, de nouvelles émeutes éclatent à Clichy-sous-Bois en 2005 suite à la mort par électrocution de deux jeunes (Zyed Benna et Bouna Traoré) poursuivis par la police et qui s’étaient réfugiés dans un local EDF. En quelques heures l’embrasement est inédit, l’ensemble du pays est touché par des violences sans précédent. Pour la première fois après la guerre d’Algérie le gouvernement est obligé de décréter l’état d’urgence durant trois mois, les émeutes durent trois semaines, des milliers de voitures sont brûlées ainsi que des édifices publiques et des commerces, les dégâts matériels sont énormes, la fracture est béante . Le pays est sous le choc et pour certains le spectre d’une guerre civile n’est pas loin. Le pouvoir en place à l’époque ne prend pas la mesure de la situation, il annonce la création d’une nouvelle agence censée être plus efficace dans le domaine social à côté d’une autre agence déjà créée pour la rénovation urbaine. Des réponses technocratiques à un mal être social ravageur. Les pouvoirs publics donnent l’impression de naviguer à vue, on colmate les brèches en espérant que ça va tenir jusqu’à la prochaine fois. La question du rapport jeunes-police n’est toujours pas posée dans les termes qu’il faut, la doctrine est au tout répressif . La timide tentative de mise en place d’une police de proximité sous le gouvernement Jospin à la fin des années 90 a été avortée et dissoute par le nouveau ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy sous prétexte que la police « n’a pas à jouer au foot avec les jeunes ». La doctrine répressive du maintien de l’ordre pousse les policiers à « faire du chiffre », ils sont évalués au nombre d’interpellations et d’arrestations.
Au-delà des mini-émeutes qui sont passées depuis sous les radars, les banlieues populaires ont connu d’autres formes de violence en particulier à travers le phénomène Djihadiste dans lequel un certain nombre de jeunes se sont engagés suite à une radicalisation religieuse qui trouve ses origines dans la même misère sociale et morale qui ne cesse de gangréner les quartiers populaires. Les attentats terroristes de la précédente décennie ont vu la participation de jeunes issus de ces quartiers et dont beaucoup sont aujourd’hui morts au levant ou détenus dans les prisons françaises. Bien évidemment les situations et les actes ne sont pas du tout comparables ni condamnables de la même manière, loin s’en faut, mais le terreau est le même.
Il y a dans ces quartiers populaires un énorme potentiel de colère et même de rage qui est prêt à s’enflammer au contact de tout déclencheur capable de l’enflammer. Les jours d’émeutes que nous venons de vivre le démontrent malheureusement une fois encore. C’est encore une fois un comportement policier mortel qui a déclenché ces événements. Et c’est toujours là que le bât blesse et cela fait 40 ans au moins que ça dure ; ça n’a que trop duré, il est temps de prendre le taureau par les cornes, de tout mettre à plat pour pacifier cette relation toxique et mortifère, c’est urgent pour le pays, pour le vivre ensemble qui est déjà bien mis à mal par tout le climat de haine et de discorde dont les réseaux sociaux, et pas seulement, se font l’écho à longueur de journée.
Au-delà des dispositions nécessaires qui vont être prise pour permettre au pays de passer un été pas trop chaud, il parait nécessaire d’agir dans deux directions :
La première est d’organiser dès que possible, après l’été de préférence une vraie grande concertation avec tous les acteurs concernés par les rapports police-jeunes afin de trouver les moyens de se doter d'une nouvelle doctrine de maintien de l’ordre. Bien sûr que l’état est détenteur de ce pouvoir régalien, mais dans ce cas il ne peut rien faire sans les élus locaux, détenteurs aussi de pouvoirs de police, sans les associations, petites et grandes qui interviennent dans ces quartiers où elles jouent un rôle important au niveau éducatif, social, culturel et sportif ; Leurs moyens sont en constante baisse alors qu'elles jouent un rôle primordial de prévention et de médiation, choses dont nous avons cruellement besoin actuellement. Il faudra bien évidemment associer les représentants des forces de l’ordre qui ont fait preuve de beaucoup de sang froid et de professionnalisme dans la gestion de ces émeutes. La sécurité doit-être une co-production et non une injonction comme c’est actuellement le cas. Il faut trouver les moyens de retisser des liens entre police et population, avec les plus jeunes en particulier, c’est à portée de main si nous nous en donnons les moyens. C’est la condition nécessaire à tout retour à la paix sociale.
La deuxième direction c’est la refonte totale de la politique de la ville qui a souffert ces dernières années d’un manque d’intérêt et de moyens de la part des pouvoirs publics au plus haut niveau. Elle est en totale déshérence et ne tient que grâce à l’engagement des élus locaux engagés et des associations qui agissent sur le terrain. Le programme de rénovation urbaine qui se termine d’ici 2030 est déjà financé et a nécessité depuis son lancement en 2005 d’énormes moyens financiers de l’Etat et de ses partenaires. Quelles que soient les critiques que nous pouvons lui adresser, ce programme a donné des résultats tangibles notamment en matière de désenclavement de ces quartiers et d’amélioration du bâti et du cadre de vie.
Il est temps de réaliser le même effort d’investissement sur le volet social, à savoir l’éducation, la culture, le sport, la vie associative et démocratique. Ce fut toujours le parent pauvre d’une politique de la ville qui a trop souvent privilégié l’urbain sur le social, comme si d’un côté il y avait de l’investissement rentable et de l’autre des dépenses de fonctionnement, de l’eau sur du sable. Il faut en finir avec ces visions cour-termistes et bêtement comptables de l’action publique, ceci se paye toujours à un moment ou un autre ; ce que nous venons de vivre n’est qu’un aperçu du déficit de citoyenneté et d’adhésion aux valeurs de la République de la part d’une jeunesse qui représente une bonne partie de la jeunesse du pays. Cela fait trop longtemps que l’on regarde ailleurs pendant que les quartiers populaires coulent en silence, on ne les voit que lorsqu’ils brûlent et crient leur colère et leur désespoir, ces émeutes ont au moins cette vertu de mettre chacun devant ses responsabilités.
Pour bien agir il faut savoir bien voir et surtout bien écouter. Il n’est pas tard, il n’est jamais trop tard pour bien faire.
Adil Jazouli, sociologue et chercheur associé au CEVIPOF (Centre de recherches politiques de Sciences Po).
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