Le président du parti Les Républicains, Eric Ciotti, a annoncé au début de l'été la composition d’un contre-gouvernement d’une trentaine de membres. La tradition du “cabinet fantôme” – “shadow cabinet” en anglais – est une particularité de certains systèmes politiques, qui offre la possibilité pour l’opposition parlementaire de constituer son propre gouvernement en parallèle du gouvernement officiel. Pour le débat ou pour le show ?
Le nom peut faire sourire, voire prêter le flanc à la plaisanterie sur les élus peu impliqués. Pourtant, le shadow cabinet, littéralement “cabinet de l’ombre”, ou “cabinet fantôme” dans sa traduction officielle, est loin d’être une blague. C’est même un pan primordial de l’activité politique d’une trentaine de pays dans le monde, exemplairement le Royaume-Uni, mais également le Canada, la Nouvelle-Zélande, et dans une moindre mesure l’Allemagne ou le Japon. Le principe est simple : l’opposition au parti au pouvoir forme un gouvernement parallèle, sous la conduite d’un leader, avec pour mission de surveiller l’action du gouvernement officiel et, le cas échéant, d’en faire la critique et d’apporter des propositions alternatives.
Mais ce matin de septembre, au port de Liverpool, où les dockers ont entamé une grève de deux semaines pour réclamer des hausses de salaire, on n’a pas besoin de cabinets fantômes pour critiquer l’action du gouvernement et proposer des alternatives… « Les prix de l’énergie et de l’essence explosent, les augmentations dans les magasins sont astronomiques, et on nous propose du rafistolage », lance Wyatt en installant le piquet de grève avec ses collègues. Dans son viseur, le gel des prix de l’énergie ou encore l’augmentation de salaire de 7% offerte par leur employeur. « Les prix de l’énergie ont déjà flambé depuis des mois, la réaction est tardive… Quant à l’augmentation de salaire, elle est inférieure à l’inflation, donc en réalité on perd de l’argent. »
À l’entrée du port, quelques miles avant que la Mersey ne se jette dans la mer d’Irlande, les dockers s’alignent par dizaines, certains jours par centaines autour des feux de fortune, entonnent quelques slogans en marchant pour combattre le vent ou la pluie, et grignotent quelques chips au son d’une musique qui sature et des klaxons des camionneurs solidaires. Wyatt, qui arbore un t-shirt floqué If you pay peanuts, you get monkeys, façon de rappeler à son employeur que la main d’œuvre qualifiée se paie, poursuit : « Le soutien, on l’a davantage des gens qui passent et qui s’arrêtent, qui viennent discuter et parfois laisser un peu de nourriture, que des ministres, réels ou fantômes. »
Peu probable en effet qu’un ministre fantôme fasse subitement son apparition sur le piquet de grève, quand on sait que leur leader n’est pas friand de ce genre de soutien officiel. S’il a récemment encouragé les Britanniques à faire grève pour défendre leur pouvoir d’achat, Keir Starmer n’apprécie guère que ses ministres fantômes apparaissent sur les piquets, et certains en ont déjà fait les frais. L'été dernier encore, c’est le ministre fantôme des Transports, Sam Tarry, qui a été écarté pour avoir donné une interview depuis un piquet de grève à Londres (même si officiellement, le Labour Party a expliqué que son éviction était liée au fait qu’il n’ait pas prévenu de son apparition médiatique en amont).
Des opposants spécialisés pour une critique constructive
Mais à quoi servent les gouvernements fantômes s’ils ne participent pas aux luttes de celles et ceux qui s’opposent au gouvernement officiel, celui auquel ils sont censés s’opposer également ?
L’objectif est de former des équipes spécialisées sur chaque sujet et de proposer une critique constructive, plus ciblée et incarnée par un ministre fantôme qui officie en porte-parole. Si le parti d’opposition gagne les élections, il est d’ailleurs courant que le ministre fantôme reçoive le portefeuille gouvernemental qu’il était chargé de surveiller lorsqu’il était dans l’opposition. En attendant, ces élus profitent notamment des questions orales adressées aux ministres lors des sessions parlementaires pour mettre en avant leurs différences et proposer des alternatives. « Lorsqu’un ministre fait une importante déclaration aux Communes, le ministre fantôme correspondant peut lui répondre, précise Alice Lilly du think tank Institute for government. Et il est souvent sollicité par les médias pour commenter l’interview d’un ministre. » Selon cette spécialiste, le shadow cabinet est également politiquement bénéfique à l’opposition dans le sens où il lui permet de s’organiser et de constituer, de fait, un véritable « gouvernement en attente » prêt à agir en cas de victoire aux élections suivantes.
Martin Farr, historien de l’université de Newcastle, abonde. « Le cabinet fantôme offre aux partis à la fois un moyen de s’opposer au gouvernement, mais aussi de le remplacer en proposant aux électeurs une alternative toute prête. » En bon historien, celui-ci est remonté jusqu’à l’origine de la pratique au début du XXe siècle, sans y trouver à l’époque une importance aussi marquée que ces dernières années. « Le terme est apparu dans la presse pour la première fois en 1910 et ne s’est normalisé que dans les années 1920. Il est resté peu courant jusque dans les années 1960, et n’a atteint son importance actuelle que dans les années 1990. » Dans ses travaux, Martin Farr note que l’émergence de médias de plus en plus puissants et présents ont donné aux cabinets de l’ombre une importance croissante jusqu’à ce qu’ils deviennent tout aussi médiatisés que le gouvernement réel lui-même.
Si l’apport sur le plan des idées et des propositions reste prépondérant, le revers de la médaille de cette notoriété médiatique ne se fait pas attendre, et on découvre dans ces cabinets sans pouvoir réel les mêmes jeux d’influence, démissions, mises à l’écart, caprices personnels ou autres calculs carriéristes que dans les cabinets officiels. « On voit des leaders nommer leurs proches et écarter leurs rivaux, des ministres fantômes utiliser leur tribune comme un tremplin pour une future élection, des démissions symboliques pour se positionner dans des luttes de pouvoir internes », liste Martin Farr.
« On voit des leaders nommer leurs proches et écarter leurs rivaux, des ministres fantômes utiliser leur tribune comme un tremplin pour une future élection, des démissions symboliques pour se positionner dans des luttes de pouvoir internes »
L’affaire Starmer-Tarry a parfaitement illustré cet écueil et a déclenché une cascade de réactions. Le désormais ex-ministre fantôme des Transports a lui-même utilisé son éviction pour appeler à des changements stratégiques majeurs au sein de son parti – tout en réaffirmant son soutien à Keir Starmer. John McDonnell, ancien Chancelier de l’Échiquier du cabinet fantôme, deuxième poste le plus important de l’opposition après le leader, a quant à lui qualifié la situation de « ridicule » et a accusé le leader du parti travailliste d’avoir commis une « grave erreur ». Quant à la députée de Liverpool Riverside Kim Johnson, elle a tout simplement refusé d’appliquer la consigne.
Sur le piquet de grève des dockers de sa circonscription, bien plus au nord que les docks protégés par l’Unesco et visités par les touristes, l’ancienne déléguée syndicale a rendu visite aux grévistes et en a profité pour haranguer la foule. « Je suis socialiste, je suis fière d’avoir été élue députée travailliste, mais Keir Starmer ne m’empêchera pas d’être solidaire des travailleurs en conflit avec les attaques contre leurs salaires et leurs conditions de travail. » Et de poursuivre en appelant le leader à garder en mémoire les engagements originels de son mouvement, sous des applaudissements enthousiastes. « Nous sommes le parti travailliste, nous sommes nés du mouvement syndical et il doit s’en souvenir. J’aimerais que Keir Starmer ait le courage et l’engagement de se tenir aux côtés des dockers, des cheminots, des postiers et de tous les autres groupes de travailleurs, parce que trop c’est trop ! »
Un système qui permet l’émergence de femmes ministres
Reste que l’histoire a montré l’apport politique de ces cabinets de l’ombre, tant dans la critique constructive au quotidien que dans la rapidité de la mise en place des politiques alternatives dans le cas d’un changement de majorité, avec des élus qui, lorsqu’ils héritent d’un portefeuille ministériel, retrouvent en réalité des sujets sur lesquels ils travaillent déjà depuis plusieurs années.
Ce système a également permis l’émergence de ministres femmes, souvent plus représentées dans les cabinets fantômes, ce qui leur a mécaniquement permis de basculer dans les gouvernements officiels. Jusqu’à se retrouver au milieu des années 2010 avec trois des quatre nations constitutives du Royaume-Uni dirigées par des femmes. Jusqu'à cette année, Nicola Sturgeon dirigeait encore l’exécutif écossais. En Irlande du Nord, le parti dirigé par Michelle O’Neill a remporté les législatives et la jeune femme a été deux fois vice-Première ministre de 2020 à 2022.
Les cabinets fantômes restent un espace où les élues sont bien représentées. À titre d’exemple, tandis que le gouvernement de Boris Johnson comptait six femmes sur 34 membres, le gouvernement fantôme du Parti Travailliste en avait nommé trois fois plus (18/34). Les chiffres ont un peu évolué lorsque Liz Truss a pris les commandes (38% de femmes) avant de retomber sous la barre des 30% lorsque Rishi Sunak l’a remplacée, là où le cabinet fantôme de Keir Stramer en compte 52%.
Un système difficilement applicable en France
Un tel système pourrait-il trouver sa place en France ? Probablement pas, malgré quelques tentatives à l’échelon local, souvent propice aux expérimentations, y compris sur le terrain démocratique. Le shadow cabinet, tel que pratiqué dans une trentaine de pays du monde, s’est invité à Caen, à l’initiative d’une liste battue lors de l’élection municipale. L’équipe de « Caen écologiste et citoyenne » et sa tête de file Rudy L’Orphelin ont formé un cabinet fantôme dans le but de monitorer l’action du maire Joël Bruneau et de ses adjoints. Si l’initiative est saluée par les habitants, notamment pour le travail d’information qu’elle permet, elle reste symbolique et d’ailleurs peu répliquée.
La ville de Pessac, elle, avait lancé des Conseils municipaux citoyens, composés d’habitants volontaires et d’acteurs locaux (associations, commerçants, professions libérales, directeurs d’écoles…), dont les propositions remontaient jusqu’au Conseil municipal, pour être débattues et votées. L’initiative avait permis à plusieurs idées d’émerger et d’être mises en place, actant une participation citoyenne concrète à la politique locale. L’opposition avait d’ailleurs salué le processus, et les cinq premières propositions de ce conseil particulier avaient été votées à l’unanimité.
Au niveau national, si l’idée a parfois été reprise, du contre-gouvernement de Mitterrand dans les années 60 à celui des Républicains relancé par Eric Ciotti au début de l'été 2023, en passant par les expériences au FN, au RPR, au Modem ou à l’UDI, cela reste peu applicable. D’abord parce que l’opposition française est dispersée, là où le système de Westminster repose sur le bipartisme. Impossible d’imaginer un cabinet fantôme unique alors que l’opposition actuelle brasse un éventail de personnalités allant de l’extrême droite à la gauche radicale, en passant par les écologistes ou la droite conservatrice. Impossible, également, d’imaginer un procédé clair et constructif avec autant de cabinets fantômes que de groupes parlementaires non gouvernementaux.
En outre, la tradition française, le fonctionnement de la Ve République et le système médiatique actuel reposent davantage sur les personnalités. Dès lors, il n’est pas étonnant que les alternatives soient incarnées par les leaders des partis d’opposition plutôt que par des ministres de l’ombre et leurs équipes d’anonymes spécialisés, dont les médias sont moins friands. Si les cabinets fantômes ont montré leur intérêt – et leurs limites – ailleurs dans le monde, il est donc peu probable de voir la pratique se répandre en France.
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