Alors que l'essentiel des rédactions françaises a pris le train de l'intelligence artificielle générative depuis deux ans, les enjeux se multiplient, tant sur le fond (désinformation, fiabilité des outils, déontologie...) que sur les questions de droit, de concurrence ou de santé. Lors de la première journée des Assises du journalisme de Tours, ce mardi 11 mars, quelques rédactions ont pu partager leurs premières expériences.

"Ce n'est pas une émergence, c'est un séisme." Christophe de Vallambras, chef du MediaLab de l’Information de France Télévisions, résume parfaitement le sentiment des principaux éditeurs de presse face à l'arrivée de l'IA. Si Sébastien Georges, coordinateur des rédactions du groupe EBRA, assure que la "rédaction robot" ou autres outils utilisant cette technologie est "au coeur des rédactions depuis très longtemps", personne ne nie l'ampleur du phénomène qui tape à la porte des médias depuis que Chat GPT et ses collègues ont été mis à disposition du grand public.
Dans les médias traditionnels, où l'arrivée d'internet a souvent mal été gérée, "on ne pouvait pas se permettre de rater ce nouveau virage". Alors, toutes les rédactions représentées lors de cette table ronde ont choisi de foncer. Avec plus ou moins de précautions : des expérimentations, des chartes, des consignes, des débats internes parfois compliqués. À l'AFP, "ceux qui sont derrière les livres de comptes se sont dit "ouaw" ; les journalistes, moins", raconte Sophie Huet, directrice adjointe de l’Information chargée de l’intelligence artificielle et de l’innovation rédactionnelle.
Faire vite, faire bien ?
Inquiète de la concurrence, l'agence a choisi de réagir rapidement. "C'est un sacré défi, auquel s’ajoute le défi de la rapidité. Parce que si vous partez en vacances, quand vous revenez, trois nouveaux outils sont sortis…" L'AFP a donc choisi d'autoriser l'utilisation pour des tâches d'assistance (transcript, traduction, recherche d'idées...) mais jamais pour écrire des articles. "On a une charte très détaillée, notamment pour la traduction. Tout doit être relu et vérifié par les journalistes. L'indépendance et la fiabilité sont nos deux piliers, et ce ne sont pas les points forts de l’IA. On doit donc être scrupuleux sur ces points."
Et mettre de l'humain, forcément. "Il faut toujours garder à l'esprit que c’est une machine, rappelle Sébastien Georges. On l'oublie parce que l'interface offre le sentiment d'une conversation. On dit "s'il te plaît", "merci", alors que ça ne sert à rien. C’est une machine qui fait des probabilités et des statistiques." Vincent Berthier, responsable du desk technologies et journalisme de Reporters sans frontières, abonde : "On a fait une charte pour les médias, qui répète des principes simples. La base, c'est de garder l'humain dans la boucle."
Sophie Huet également : "Ces modèles basés sur la statistique viennent perturber le travail des journalistes. On travaille sur des faits, eux ils essaient de deviner la syllabe d’après, le mot d’après, la phrase d’après. Ils produisent même des hallucinations. Des reflets biaisés d’une partie de la réalité. On est loin du travail de journaliste. Ça peut aider, mais ça ne peut pas se substituer au travail de collecte des faits."
Trouver des pratiques vertueuses
Les réflexions sur les usages pertinents et les bonnes pratiques n'en sont qu'à leur balbutiement. "On ne sait pas exactement comment ça fonctionne, déplore Christophe de Vallambras. Il faut avancer, mais être prudent. Par exemple, on parle de “Deep fake for good”, ce qui peut être une bonne chose, notamment pour protéger des sources (au lieu de flouter, on recrée un faux visage grâce à l'IA, ndlr) mais il faut le cadrer, parce que le "for good" des uns n’est pas le "for good" des autres. C’est parce qu’on va se forger une culture collective qu’on va faire émerger des utilisations vertueuses."
Quoi qu'il arrive, continuer d'avancer, donc. Toujours Christophe de Vallambras : "L’IA générative est un tsunami : soit un se noie, soit on surfe. On n’a pas le choix." Mais à quels prix ? Désinformation, droit d'auteur, conflit financiers, biais cognitifs... Les sujets d'inquiétude à court comme à long terme ne manquent pas. À commencer par l'humain. Les représentants CGT et CFDT présents dans la salle ont ainsi pu rappeler aux responsables de rédactions que la bataille menée par les médias ne saurait se mener sans considération aucune pour la santé et le bien-être au travail des journalistes qu'ils emploient.
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