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Julien Talpin: "Il faut des utopies réelles."

Dernière mise à jour : 20 oct.

La démocratie représentative est en crise profonde. Promesse d’égalité et de partage du pouvoir, elle s’est transformée en un système qui concentre les décisions dans les mains d’une minorité d’élus. Face à ce décalage, Julien Talpin défend l’idée d’une « démocratie d’interpellation » : donner aux citoyens et aux associations les moyens d’auto-organisation et de contre-pouvoir, pour ouvrir la voie à une véritable co-décision.


Julien Talpin: "Il faut des utopies réelles."
Julien Talpin: "Il faut des utopies réelles."

Propos recueillis par Didier Raciné, rédacteur en chef de AltersMedia


En mettant l’accent sur la « promesse» de la démocratie de « partage du pouvoir» et sur «le monopole de la décision [qui] appartient à une minorité d’élus», vous êtes au cœur de la critique que l’on peut faire de la démocratie représentative, tel qu’il est inscrit dans la constitution et plus profondément dans l’histoire de notre système politique depuis 1789.

Pourquoi restez-vous dans votre critique aux manifestations locales de ce déni de démocratie, sans l’exprimer par une critique plus globale du système politique de la représentation ? Par exemple en articulant vos actions d’interpellation locale à un appel à transformer les modes d’exercice du pouvoir global ?

Je ne pense pas en rester aux seules manifestations locales du déni de démocratie qui, bien évidemment, dépasse cette échelle. On pourrait presque dire que plus on s’éloigne du local, plus la politique se fait sans les citoyens, de façon technocratique et oligarchique. Il faut donc démocratiser le système politique à toutes les échelles.


Malgré tout il faut commencer quelque part. Je suis personnellement favorable à une 6e République, qui comprendrait une chambre partiellement tirée au sort et un droit beaucoup plus étendu aux référendums d’initiative citoyenne avec des seuils très bas. Une 6e République qui ferait également une place bien plus importante aux contre-pouvoirs en favorisant – plutôt que décourageant – le rôle politique et d’interpellation des associations, via notamment des modalités de financement renouvelées qui sortent de l’arbitraire qui entretient l’auto-censure et la mise à distance du politique pour se prémunir de sanctions éventuelles.


La démocratie d’interpellation s’appuie sur deux piliers, qui doivent s’articuler de façon dialectique. D’un côté, favoriser l’auto-organisation et l’interpellation citoyenne – via des modalités de financement appropriées, une reconnaissance des libertés associatives, mais aussi des débouchés politiques. C’est le second pilier : des espaces de co-décision – avec par exemple des référendums d’initiative citoyenne, des droits d’interpellation, etc. – et de co-construction, où des décisions sont prises collectivement, sans quoi la participation s’épuise. Il faut donc à la fois démocratiser les institutions et renforcer les contre-pouvoirs qui viennent les interpeller, la démocratisation des premières renforçant les seconds.

Et tout ça est possible à une échelle nationale.


Malgré tout, je suis assez pessimiste quant aux possibilités à court terme d’engager un processus constituant qui aille dans cette direction. Or je crois qu’il y a urgence. Il est donc possible et nécessaire de faire bouger les lignes à l’échelle locale. Je crois qu’on meurt aussi d’absence d’horizons désirables, d’un pessimisme que ne cesse d’alimenter l’actualité. Il faut des utopies réelles et elles sont surement d’abord expérimentables à l’échelle locale.

 


La démocratie représentative en France est de façon très explicite inscrite dans la constitution et surtout dans la tête et la culture des élus. Ce sont eux qui ont la décision, et ils n’ont pas à la partager : cela est précisé clairement dans la constitution.

Ne pensez-vous pas de ce fait qu’il en découle l’impossibilité de pratiquer une participation citoyenne allant jusqu’à la décision? Sans faire sauter ce verrou, peut-il y avoir de la démocratie, qu’elle soit d’interpellation, délibérative, continue, participative, sinon dans la recherche constante de rapports de force?

Oui je suis d’accord. C’est tout l’intérêt des expérimentations locales, qui per- mettent partiellement de contourner le droit, comme le fait la ville de Grenoble avec son droit d’interpellation. Après c’est effectivement l’objet d’un rapport de forces.


On pourrait évoquer aussi les confits entre collectivités et État (préfectures...) à ce sujet, comme ça a été le cas à Grenoble mais aussi à Poitiers ces dernières années. Quand les élus veulent partager le pouvoir de décision – ce qui est rare -, l’État est là pour leur rappeler que ce n’est pas tout à fait possible légalement. D’où l’enjeu, on y revient, de changer le droit, voire la constitution, et donc de la situation politique nationale.

 

La démocratie ne se limite pas à la politique, elle devrait se manifester aussi dans l’ensemble de la vie sociale, par la possibilité offerte aux citoyens de participer aux décisions qui les concernent, qu’elles concernent les questions liées au travail, à l’alimentation ou au logement par exemple, ou à celles des pouvoir locaux ou nationaux. Est-ce là, pour vous, une marque de la démocratie au sens plein? Les interpellations que vous revendiquez jouent-elles aussi sur les autres lieux de pouvoir que sont toutes les autres questions de la vie sociale ? 


Oui, il faut encourager la démocratie et l’interpellation partout : dans le logement et les bailleurs sociaux, à l’école et dans les universités, dans les entreprises… et il y a des expériences qui s’organisent déjà en ce sens évidemment.


Là où la perspective de l’interpellation décale le regard par rapport à celle des communs ou de la co-construction, c’est qu’elle met l’accent sur les désaccords et le conflit dans la dynamique démocratique. Avec l’idée qu’il y a rarement des intérêts entièrement communs – même si ça existe, pensons à la lutte contre le réchauffement climatique – et que la politique c’est l’organisation de ces désaccords et conflits. La démocratie essaie de le faire de façon équitable, en donnant notamment une voix aux groupes les plus marginalisés.


Or je crois que la tendance à vouloir gommer les conflits, mettre tout le monde de la table et co-construire en commun se fait généralement au détriment des groupes les plus faibles. Ok pour se mettre autour de la table pour délibérer en commun, mais il faut d’abord que les gens aient pu s’auto-organiser, définir leurs intérêts partagés, pour ensuite co-construire avec d’autres, notamment des élus. Et co-construire ça doit vouloir dire co-décider.


Dans votre texte titré Faut-il vraiment en finir avec la démocratie participative ? vous répondez au texte de Manon Loisel et Nicolas Rio, Pour en finir avec la démocratie participative.

« La démocratisation suppose de réformer le gouvernement représentatif et non d’organiser des dispositifs auxiliaires visant à pallier ses manques» disent-ils justement. Et vous répondez tout à fait justement : « Si l’on considère que la démocratisation passe par une transformation de la dynamique représentative, l’enjeu politique central devient précisément celui des conditions d’auto-organisation et de représentation des groupes subalternes».

Comment voyez-vous ces « conditions  d’auto-organisation  et de représentation des groupes subalternes» ?


L’auto-organisation ce sont effectivement tous les espaces où des gens se regroupent pour construire du commun, faire valoir leurs intérêts, défendre des idées ou des propositions. Ça peut être des associations, des collectifs informels, des syndicats, des coopératives… Pourquoi j’insiste là-dessus ? Parce qu’une des réponses à la crise démocratique depuis 40 ans a été la démocratie délibérative, qui a beaucoup mis en avant la figure du citoyen ordinaire, isolé. Cela s’est notamment traduit par la mise en place de dispositifs tirés au sort, mini-publics, assemblées citoyennes, etc. Si ça permet de remettre en cause le monopole de la parole politique qu’affirment détenir les élus, ça ne permet pas véritablement ni de démocratiser la prise de décision, ni d’inclure les classes populaires. Loisel et Rio le résument bien dans leur livre, à la suite de très nombreux travaux de sciences sociales.


Or à mes yeux, la question de l’inclusion politique des groupes subalternes demeure la question démocratique fondamentale. L’enjeu c’est que la voix et les intérêts des groupes les plus marginalisés et discriminés puissent être entendus dans le système politique. Pour cela, il me semble – à la lumière de l’histoire et de mes propres travaux de recherche – qu’au moins deux conditions sont nécessaires. D’un côté il faut démocratiser les institutions, aller vers des formes de co-décision, de démocratie directe, de co-construction de l’action publique. De l’autre, il faut encourager l’auto-organisation. Or aujourd’hui rien ne concourt à l’auto-organisation – c’est tout le travail de documentation qu’on réalise avec l’Observatoire des libertés associatives, qui montre que d’un côté les groupes les plus militants sont réprimés, même discrètement, et qu’indirectement cela envoie un message aux autres, les invitant à se tenir sage et à ne pas s’emparer des questions politiques.


Or l’histoire montre que la prise en compte des intérêts des groupes subalternes suppose qu’ils s’organisent collectivement. Comme le disent les community organizers que j’ai suivi aux États-Unis, « la force de ceux qui n’ont rien, c’est le nombre ». L’histoire du mouvement ouvrier, en Europe au 20e siècle, ne dit pas autre chose. Alors certes, on peut porter un regard critique sur cet héritage, ces mouvements ayant été fréquemment sexistes, racistes, excluants… mais le mouvement ouvrier était parvenu à organiser collectivement les classes populaires, à permettre leur représentation politique et sociale, ce n’est pas rien. Il faut inventer un mouvement ouvrier du 21e siècle.

 

Quelles formes peut prendre cette auto-organisation ? Il n’y a pas de modèle. Le syndicat de la montage limousine est certainement une expérience intéressante. Moi je suis beaucoup inspiré par les expériences de community organizing que j’ai suivi aux États-Unis, qui arrivent à faire des choses assez dingues dans un contexte très défavorable. Mais en France certaines associations pour le droit au logement s’inscrivent aussi dans cette lignée.

 

 Retrouvez l'intégralité de l'entretien dans les Cahiers citoyens, écologistes et solidaires numéro 5.


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