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Photo du rédacteurEtienne Morisseau

KILÉMA : l'inclusion par la littérature

Dernière mise à jour : 5 déc. 2023

Au 5ème étage du tiers-lieu parisien Césure, l'équipe de KILÉMA Éditions travaille à la traduction d'œuvres littéraires en FALC (facile à lire et à comprendre). Cette méthode a pour but de traduire un texte dans un langage compréhensible par toutes et tous, peu importe son niveau de lecture. Une tâche déjà conséquente en soi, mais qui semble n'être qu'une partie d'un vaste projet d'inclusion porté par Cécile, fondatrice de la maison d'édition.


Entretien réalisé par Etienne Morisseau

Est-ce que tu peux nous parler de ton projet en quelques mots ?


Notre objectif principal avec KILÉMA, c'est de rendre accessible la culture commune aux personnes qui présentent des troubles du développement intellectuel (TDI). Rendre accessibles les grandes œuvres, au lieu d'en créer de nouvelles sous prétexte qu'elles visent une population que l'on voit comme "incompétente".


La présomption d'incompétence est très forte en France, pour la trisomie 21 en particulier...

On préfère les envoyer en IME (institut médico-éducatif) ou en ESAT (établissement et service d'accompagnement par le travail), plutôt que de leur assurer une place dans la société. Donc chez nous, on travaille sur l'inclusion par la littérature.


En traduisant les textes en FALC ?


C'est ça, et on s'est rendu compte que ça pouvait servir un public plus large que les personnes présentant des TDI. Un public allophone, "dys" (comme la dyslexie, ndlr), autiste, illettré... Ou bien la population carcérale, qui a souvent un plus faible niveau d'éducation, ou la population vieillissante par exemple. Et plus étrangement, aux personnes nées sourdes qui parlent la langue des signes et qui ont parfois des difficultés à lire des termes complexes. Ca a été une grande découverte !


Globalement, ça peut aider toutes les personnes qui ont un problème avec la lecture, ainsi que les jeunes. On a de plus en plus d'élèves au collège qui ne lisent pas convenablement. Le FALC peut servir de tremplin pour rassurer vis à vis de "l'objet-livre", qui peut être impressionnant pour certains, mais qu'on est obligés de lire au collège.


Je ne connaissais pas le FALC avant de rencontrer KILÉMA...


Moi aussi je ne l'ai découvert que très tard ! C'est issu d'un projet européen qui a élaboré entre 2007 et 2009, tout un ensemble de règles à respecter. Mais le FALC a vraiment obtenu sa reconnaissance lors du confinement. Tu te rappelles ces autorisations de sortie, où personne ne savait quelle case cocher ? Dans les journaux, ils ont fini par mettre une version FALC, ce qui arrangeait bien tout le monde au final (rires).


C'est le principe d'accessibilité universelle : des pratiques qui finissent par être bénéfiques pour la société entière, comme des allées plus larges pour faire passer les fauteuils roulants. Ensuite, des programmes électoraux ont été publié en FALC, ce qui va de paire avec l'autodétermination des personnes handicapées.


Des traductions en FALC commencent à accompagner la sortie de certains documents administratifs, mais la liste reste assez restreinte (ndlr).

Aujourd'hui, il y a des livres en braille, d'autres écrits plus gros pour les personnes "dys", mais ce sont des améliorations techniques. KILÉMA travaille sur le fond, c'est plus cher et plus long. Mais il y a toujours cette présomption : on se dit qu'on ne va pas faire d'efforts pour des personnes qui ne vont pas comprendre. Alors qu'en Suède, c'est un service de l'Etat qui se charge de publier des journaux en FALC, des émissions de radio, etc... Nous, on a pas reçu un kopeck de personne, pas des ministères, ni de l'éducation nationale.


Vous avez réussi à doubler votre CA en l'espace d'un mois. On peut dire que KILÉMA vient combler un manque ?


Déjà, on a pas vraiment besoin de faire la communication de nos livres puisque ce sont de grands classiques, on se concentre sur la découverte du FALC. Et on se rend compte que très peu de gens savent ce que c'est, ni les collèges et lycées, ni les associations qui travaillent avec des migrants. Quand on leur explique, ils sont super contents : "On attendait ça depuis longtemps !"


Mais en dehors de ça, oui notre travail est très attendu. En France, il y a 700 000 personnes qui sont touchées par un handicap mental, et 10 à 13 millions qui ont un problème de lecture. Pour autant, tout le monde s'en fout. Alors qu'au-delà de la littérature, c'est un accès au droit, à l'éducation et à la vie tout court.



Qu'est-ce qui t'as donné envie de travailler dans ce domaine ?


A la base, mon objectif était de créer un endroit pour que ma fille soit à sa place. Ma fille Lucie a 18 ans, elle est porteuse de trisomie 21. J'y réfléchis depuis ses 15 ans. Quand j'ai vu qu'après l'école, personne ne l'attendait nulle part. Je me suis demandé ce que je pouvais lui inventer comme vie. Avec la volonté de créer un champs des possibles, de lui offrir une vie culturelle, sociale, lucrative... Alors on a commencé à réfléchir à la création d'un tiers-lieu...


Mais on s'est rapidement rendus compte qu'il y avait un problème d'accès aux livres, à la culture. Et quand j'ai découvert le FALC, je me suis dit : "Pourquoi personne ne m'en a jamais parlé ? Allez, on fonce !". On a projeté d'ouvrir une librairie adaptée, mais il n'y avait même pas de contenu. Donc il a d'abord fallu créer une maison d'édition pour remédier à ça...


A la base, KILÉMA Éditions était un moyen d'arriver au tiers-lieu ?


C'est ça, le tiers-lieu pourra accueillir une librairie où Lucie aura sa place. Mais ça a aussi vocation à devenir le lieu de référence des personnes trisomiques ou autre. Pour trouver un emploi, boire des coups, accueillir des personnes réfléchissant à l'inclusion... Et ce n'est pas l'Etat qui va prendre le taureau par les cornes, encore une fois à cause de cette présomption d'incompétence.


Le projet avance bien ?


Ca y est, on a trouvé un lieu dans le 10e ! Vers Quai de Valmy, un super quartier bien bobo (rires). Mais c'était aussi ça le but. J'habite dans le 13e, ça aurait été plus simple pour moi de trouver le lieu là-bas. Mais c'est déjà un quartier très impliqué socialement. Alors que de faire rentrer le handicap dans d'autres quartiers, c'est aussi le faire entrer dans la normalité.


On est encore à la recherche de financements, 500 000€ pour les travaux. Ca prend un peu de temps, mais on va y arriver, et on espère le soutien de la mairie du 10ème. Ce sera un espace de 330m² avec restauration, librairie, espace de co-working spécialisé, notamment pour les structures travaillant à l'inclusion...


Et aussi une salle de classe Feuerstein, pour que des jeunes déscolarisés puissent continuer leur apprentissage. Je vois Lucie, elle a encore des milliards de choses à apprendre. Un retard abyssal, mais elle n'est pas au bout de ses capacités ! En tout cas avec un peu d'investissement, ça devrait ouvrir avant l'été.


La méthode Feuerstein vise à développer les pratiques d'apprentissage en prenant en compte les forces et faiblesses de chacun. Au cœur de la méthode, un "médiateur" qui aide la personne à s’autonomiser, lui donne des objectifs et l'accompagne dans sa structuration de pensées (ndlr).

C'est quoi une bonne traduction en FALC ?


Une bonne traduction FALC c'est un texte compréhensible pour le public cible et qui respecte l'essence de l'œuvre. L'idée, c'est que des lecteurs de la VO et de la VFALC puissent en discuter et qu'il y ait la même compréhension de l'œuvre, la même émotion qui se dégage de la lecture. C'est un challenge parce qu'on ne garde aucune phrase de l'original.


Aucune ?


Si dans l'Etranger de Camus, on va garder "Aujourd'hui, maman est morte..." C'est suffisamment clair (rires).


C'est dur aussi parce qu'il n'y a pas de formation à la traduction en FALC. On apprend à écrire, mais pas à traduire. Nous, on a une charte édito avec des mots et phrases qui reviennent souvent, des astuces de traduction ou des points d'attention. Il faut aussi que la chronologie du roman soit linéaire, ce qui nous oblige parfois à changer la structure. C'est pour ça qu'on ne s'est pas encore frottés aux policiers, qui font souvent appel à des flashbacks ou des histoires en parallèle. Et puis tout ça dans un style fluide, pour éviter que ça ressemble à une simple liste de faits.


Pour la sélection, notre pôle édito réalise des fiches de faisabilité. Il ne faut pas qu'il y ait trop de personnages, une intrigue trop compliquée ou un scénario non-linéaire. On regarde aussi sa longueur. Parce que si les versions FALC font en général 80% du nombre de signes de l'œuvre originale, on y rajoute aussi un glossaire et une présentation des personnages. Et les interlignes sont plus grands, ce qui augmente le nombre de pages. Or, un trop gros livre est intimidant, et donc ne respecte pas les principes du FALC...



C'est un sacré casse-tête !


Oui, on essaye de piocher dans les listes de références de l'éducation nationale, histoire de pouvoir participer au développement d'une école inclusive.


Quel a été ton projet préféré jusqu'ici ?


L'étranger de Camus, notre première publication. Un prix Nobel et dont les droits appartiennent à Gallimard. Donc c'était déjà un challenge en soi d'obtenir les droits. Et puis, aujourd'hui on travaille avec des traducteurs extérieurs, mais pour celui-là j'ai refait la traduction dans son intégralité, car la première n'était pas satisfaisante. C'est celui sur lequel j'ai le plus travaillé personnellement, je le connais particulièrement bien !


Est-ce que tu as un message pour le lecteur ou la lectrice qui est arrivé.e au bout de cette interview ?


Arrêtez de prendre les trisomiques pour des cons, ou ceux qui n'ont pas la chance d'avoir notre intellect... Ca ferait du bien à tout le monde (rires).


Comment tu décrirais Césure en une phrase ?


Je suis très contente d'être là. C'est le lieu des savoirs inattendus, donc on est à notre place ici. D'ailleurs il n'y a qu'à Césure que j'ai rencontré des gens qui connaissaient déjà le FALC... C'est un peu aussi le lieu des sachants inattendus.


Pour participer au financement du tiers-lieu KILÉMA : voici le lien HelloAsso.


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