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Dorian Lacour

L’horizon s’assombrit pour les familles sans-papiers à la rue

SOLIDARITÉ. L'accueil de jour Bonne Nouvelle, du Centre d'Action Sociale Protestant, reçoit des familles à la rue en situation irrégulière. À quelques mois des Jeux olympiques, synonymes de transferts en province pour les sans-abris parisiens, et à quelques jours de la décision du Conseil constitutionnel sur le projet de loi immigration, l'inquiétude plane pour l’avenir de ce lieu.


Reportage par Dorian Lacour


Souriante, la coordinatrice sociale de l'ESI Familles Bonne Nouvelle, Nadia Nasr Eddin, n'en est pas moins inquiète pour l'avenir de la structure. (Photo : Dorian Lacour)


C'est une coquette rue du 2e arrondissement de Paris. À l'angle de la rue Thorel et de la rue de la Lune, un imposant bâtiment à la devanture vitrée, imperceptible dans le décorum parisien. Chaque matin de semaine, l’artère s’anime. Et pour cause, c'est ici que se trouve l'accueil de jour – ou Espace Solidarité Insertion (ESI) – Familles Bonne Nouvelle, faisant partie du Centre d'Action Sociale Protestant (CASP). Le lieu reçoit des familles sans domicile fixe et en situation irrégulière. Derrière un sourire de convenance, pour apporter du réconfort aux personnes en grande souffrance reçues, les travailleurs de la structure le savent : le contexte est tout sauf favorable.


Dans le sous-sol du bâtiment, les machines à laver tambourinent dans un parfum de lessive citronnée. En face, plusieurs familles se reposent dans une salle de détente. « Il fait chaud ici », dit une mère, le ton apaisé. Car dehors, c’est l’hiver : le thermostat ne dépasse pas les 2°C, même au soleil. D’autres familles déjeunent, profitant des œufs préparés par Véronique Kaoung A Betsem, maîtresse de maison.


Apaiser les familles accueillies


Abdelafid Kaboury, agent d'accueil de l'ESI, est celui qui, le premier, est au contact des personnes passant la porte de l'accueil de jour. Ce matin de janvier, il n’a même pas besoin de préciser aux familles qu’elles doivent fermer la porte, tant le froid pique leur visage. Ne se séparant jamais de son sourire, il demande à une jeune femme de prendre la pose pour les besoins du reportage. « Installe-toi comme ça », suggère-t-il, avant de poursuivre en arabe. Abdelafid parle plusieurs langues, dont le roumain, qu’il a appris dans les anciens locaux de l’accueil de jour. « Avant le déménagement, cet accueil de jour était dédié aux personnes venant d’Europe de l’Est », explique Nadia Nasr Eddin, coordinatrice sociale du lieu.


Abdelafid Kaboury est agent d'accueil de l'ESI depuis de nombreuses années. (Photo : Dorian Lacour)


En fin connaisseur du quartier, Abdelafid connaît les visages des habitués et fait son maximum pour détendre l'atmosphère, comme sa collègue Véronique : « Ils arrivent le matin, un peu tristes, alors je dis un truc amusant, je fais une petite danse », décrit celle qui a été bénéficiaire de l'accueil de jour il y a quelques années. « J'ai toujours eu envie de travailler dans le social, je redonne ce qu'on m'a donné », poursuit-elle, avant de se tourner vers la table autour de laquelle six convives déjeunent. « Elle va bien ta fille ? », lance Véronique à un grand gaillard encore emmitouflé dans sa doudoune. Il opine du chef. Il ne dira pas un mot de la matinée. Aucune famille n’acceptera d’ailleurs de nous parler durant ce reportage, par crainte de représailles en raison de leur statut de sans papiers.  


« En ce moment, c'est plutôt calme, parce qu'avec le plan Grand Froid, ils ont ouvert des endroits pour accueillir les sans-abris, mais ça peut arriver qu'on accueille plus de 150 familles par jour », assure Abdelafid Kaboury. Pourtant, les chiffres sont là. En 2023, l'ESI Familles Bonne Nouvelle a reçu 19 315 personnes, avec un pic au mois d'octobre, où 1 883 personnes s'y sont rendues. « C'est en hausse permanente, clairement », assure Nadia Nasr Eddin. Au 10 janvier 2024, 451 personnes avaient déjà franchi la porte de l'accueil de jour, malgré le plan Grand Froid et la réquisition de gymnases ou d'écoles pour l'accueil des sans-abris. La fermeture anticipée du lieu – car le jeudi après-midi est réservé aux réunions entre membres de l’équipe – n’a pas découragé de nombreuses familles. « Elles savent que nous ne sommes ouverts que le matin, et prendre les transports représente un gros budget, alors souvent, le jeudi, les familles ne viennent pas », explique pourtant Nadia Nasr Eddin. Mais là, il fait trop froid.


Cuisine commune


Si un service de cuisine est proposé, il n'est pour autant pas question de materner les personnes reçues. Elles préfèrent les œufs brouillés aux œufs durs ? C'est sans problème, mais la responsabilité de cuisiner leur revient. La vaisselle leur incombe aussi. « Nous souhaitons qu'ils mangent comme à la maison, qu'ils retrouvent des réflexes perdus. Leur donner l'occasion de retrouver de la dignité », détaille Nadia Nasr Eddin. D'ailleurs, lors des grands froids ou des canicules estivales, l'ESI reste ouvert en continu, de 9 h 40 à 17 h, permettant aux familles sans-abris de manger sur place à midi – sauf le jeudi, donci. Cela va sans dire, mais tout le monde met la main à la patte pour cuisiner les déjeuners.


Dans la cuisine de l'accueil de jour, les familles reçues participent aux tâches quotidiennes. (Photo : Dorian Lacour)


Pour permettre aux parents de se reposer, une crèche, chapeautée par Séverine Gaudré, éducatrice de jeunes enfants, accueille les bambins. « Puisque parents et enfants sont ensemble 24 heures sur 24, la question de la séparation est immense », explique celle qui est salariée du CASP depuis trois ans. Durant notre échange, un petit garçon séparé de sa maman, pleure d’ailleurs à chaudes larmes. Mais le pire pour Séverine est ailleurs : « C'est difficile, surtout le soir, quand on remet les familles à la rue. » Car, comme son nom l'indique, l'accueil de jour ne prend en charge les sans-abris que pendant la journée. Le soir, il leur faut trouver une place dans des centres d'accueil du 115 ou de façon bien plus précaire, sous une tente ou dans un local poubelle. « Les enfants prennent tout ça en pleine face, et il arrive qu'ils soient sujets à des explosions de violence », abonde Chiara Bigazzi, infirmière coordinatrice à l'ESI.

« Les parents, eux aussi en détresse, peuvent avoir des épisodes de décompensation physique, lors desquels ils pleurent tout le temps. En tant qu'enfant, quand tu vois un adulte fragilisé, ça t'affecte beaucoup », poursuit-elle.

Durcissement 


La politique de transfert des sans-abris vers la province, entreprise avec la Coupe du monde de rugby en 2023 et qui va se poursuivre avec les Jeux olympiques, pèse aussi sur le moral des personnes accueillies à l'ESI Familles Bonne Nouvelle. « Les familles qui viennent à l'accueil de jour vont avoir tendance à se cacher, de peur qu'on les envoie loin de Paris. J'ai l'impression que c'est déjà le cas pour certaines... », soupire Adrien Prodhomme, moniteur-éducateur au sein de la structure. Sans compter l'ombre de la loi immigration qui plane toujours. En l'état, l'ESI devrait signaler une personne se présentant à son accueil qui serait sous le coup d'une OQTF (obligation de quitter le territoire français). « Une personne ayant eu une OQTF ne pourra plus rester dans un centre d'hébergement... J'ai l'impression d'avancer à contre-valeurs », bouillonne Nadia Nasr Eddin.


« On est dans l’attente sur la loi immigration... », souffle Adrien. Alors qu'il fume une cigarette devant l'accueil de jour. Il ajoute d'un ton désabusé : « De toute manière, on sait bien que si l'extrême-droite arrive au pouvoir, des lieux comme celui-là, ils n'en voudront plus. »

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