L'annonce de la reprise de la plus vieille école de journalisme de France, l'ESJ Paris, par un attelage de patrons détenant de nombreux
ESJ Paris
médias dont des publications conservatrices, fait craindre le pire. La profession s'inquiète de la création d'une usine à fabriquer des journalistes très marqués à droite, comme l'Institut libre de journalisme.
Un billet de Nicolas Bigards
Un simple communiqué de presse le 15 novembre émanant de l’École supérieure de journalisme de Paris nous apprend qu’elle est « heureuse » d’annoncer sa reprise par un groupe « d’entreprises françaises ». Parmi elles, la Financière Agache, la Compagnie de l’Odet, Stanislas et Godefroy de Bentzmann, le fonds d’investissement Koodenvoi ou encore le groupe Bayard Presse. Au total, onze repreneurs se sont manifestés pour participer au tour de table de l’école.
Ce communiqué a suscité un certain émoi dans le paysage médiatique français et a immédiatement fait réagir. Les investisseurs, rapporte l’AFP, seraient « détenteurs de médias via des groupes aux mains de conservateurs. » Beaucoup s’inquiètent et s’émeuvent de cette reprise. Des syndicats, comme la CFDT qui se demande si l’école ne va pas devenir la Bolloré School of Journalism. Des étudiant.e.s comme Marie, dans les colonnes de Libération publié le 15 novembre, fait part de son émoi : «Ça me rend hyper triste de me dire que le truc qui sera sur mon CV toute ma vie ce sera ça. Et j’ai peur de ne pas trouver du travail quand les rédactions verront que j’ai fait la Bolloré School of Journalism. »
Crainte d'une "bollorisation"
Ces inquiétudes sont-elles fondées ? Assiste-t-on comme le titre encore Libération à « la bollorisation (qui) commencera désormais dès l’école de journalisme. » Si on regarde la composition du consortium qui a repris l’ESJ, de la Financière Agache de Bernard Arnault (propriétaire du Parisien, des Échos et de Paris Match) à CMA Média (BFM-TV, La Provence) de Rodolphe Saadé, de la Compagnie de l’Odet de Vincent Bolloré (Canal+, Europe 1, Prisma, Le Journal du dimanche…) du fonds d’investissement Koodenvoi de la famille Habert-Dassault au groupe Bayard Presse de la congrégation religieuse catholique des assomptionnistes… tous ne sentent pas forcément le soufre. On y trouve des « Macron-compatibles », et certains titres de Bayard Presse se voient même reprochés un trop grand progressisme comme le quotidien La Croix.
Un nom cependant semble concentrer les craintes : Bolloré. Nom que l’on retrouve par ailleurs parmi les bienfaiteurs d’une autre école de journalisme : l’Institut libre de journalisme, école qui ne cache pas ses ambitions d’une reconquête médiatique des idées de la droite identitaire et financée par le milliardaire très conservateur Pierre-Edouard Stérin.
Alors, sans en savoir tellement plus sur la place que va prendre chacun des investisseurs autour de la table, il ne faudrait pas que la crainte de la « bollorisation » des étudiant.e.s qui y suivront une formation nous détourne d’autres faits qui sont peut-être, eux, plus inquiétants.
Concentration des médias
Ce rachat s'inscrit en effet dans la continuité de ce contexte de concentration des médias déjà très préoccupant. Il suscite des craintes en matière de diversité des médias et de pluralisme, et de positions économiquement dominantes sur l'ensemble de la chaîne de production d'information, qui irait, aujourd’hui, de la formation des journalistes jusqu'à la diffusion de l’information. Le tour du table de l’ESJ est composé aujourd’hui de la plupart des investisseurs qui détiennent aujourd’hui la majeure partie de la presse française ainsi que des chaînes françaises privées. Plus encore que le phénomène de concentration des médias, c’est bien cette structure de la propriété des moyens d’information qui doit faire débat.
À la Libération, Albert Camus, alors directeur du quotidien Combat né de la Résistance, tire la sonnette d'alarme dans un éditorial : « Toute réforme morale de la presse serait vaine si elle ne s’accompagnait pas de mesures politiques propres à garantir aux journaux une indépendance réelle vis-à-vis du capital. » Depuis, les pouvoirs politiques successifs sont restés silencieux face à ce mouvement de fond préoccupant.
Et ce silence ne cesse d’inquiéter. Car, sont-ce réellement les médias comme C8 ou CNews qui sont dangereux pour la démocratie comme on peut le lire par ailleurs, ou bien l’attitude d’une partie du personnel politique qui a succombé à la tentation d’être présent dans ces mêmes médias problématique (CNews ou C8), sous prétexte de s’adresser à un grand nombre de personnes potentiellement éloignées de la politique.
Ambiguïté de la classe politique
« C’est le renouveau de la vie politique. Ça se passe comme ça dans tous les pays, quand on veut parler à des nouvelles personnes, à des gens qui ne vont pas voter, à des gens qui ne s'intéressent pas au débat politique, et bien on va les chercher, parce que ce n’est pas forcément eux qui vont venir à nous », se défendait Marlène Schiappa le 22 janvier 2019 au micro de C à Vous.
Comment ces femmes et ces hommes politiques peuvent prétendre lutter contre les discours xénophobes, sécuritaires et identitaires s'ils répondent favorablement à l'invitation des médias qui mettent en avant lesdites idées ? Car leur présence (sur les plateaux télé par exemple) tend à légitimer les thèses réactionnaires qu'ils sont censés combattre. En retrouvant sur C8 un large spectre de responsables politiques (de Alexis Corbière à Marlène Schiappa) ou bien Emmanuel Macron dans les colonnes de Valeurs Actuelles, ils ou elles semblent avoir manqué de clairvoyance pour ne pas dire avoir fait preuve d’irresponsabilité.
Pourtant, certain.e.s ont pris la mesure du danger ensuite (mais le mal n’était-il pas déjà largement fait). Rima Abdul-Malak, le 9 février 2023 au micro de la matinale de France Inter, s’est interrogée sur la pertinence de renouveler l’autorisation de diffusion de chaînes ne respectant pas leurs obligations, et plus particulièrement celles du groupe Bolloré. Pap N’Diaye, ministre de l’Éducation nationale à l’époque, a qualifié un peu plus tard CNews et Europe 1 de médias « contrôlés par un personnage manifestement très proche de l’extrême droite la plus radicale ». Ils ont été l’un et l’autre très critiqués par LR et le RN, ils sont devenus une cible pour CNews et n’ont quasiment pas été soutenus au sein de l’exécutif.
Cette ambiguïté de la classe politique s’ajoute à la fragilisation du service public de l’audiovisuel ou bien des radios associatives locales. Entre suppression de la redevance pour l’audiovisuel public et la baisse de plus de 10 millions d’euros du fonds de soutien à l’expression radiophonique proposé dans le projet de loi de finances 2025 du gouvernement discutée actuellement à l’Assemblée nationale, on ne s’y prendrait pas autrement pour affaiblir encore un peu plus le pluralisme et l’indépendance des médias.
Écouter les invisibles
Est-ce en coupant les canaux de diffusion de médias d’opinion détenus par quelques milliardaires qu’on empêchera les idées de la droite identitaire de se répandre ? La décision de l’ARCOM de ne pas renouveler les fréquences TNT de C8 ne doit pas nous faire oublier pour autant que c’est tout un réseau de radios associatives locales qui est aujourd’hui en danger. Ces radios « [créent] du lien social, elles favorisent la diversité des opinions, elles donnent la parole à ceux qui en sont souvent privés », affirment Les locales, la CNRA et le SNRL dans un communiqué publié le 11 octobre. Les organisations représentatives parlent de « piliers essentiels de notre démocratie », de « garants de la diversité et du pluralisme du paysage radiophonique » et d’une « voix différente, alternative, et enracinée dans [le] quotidien » des citoyens.
C’est certainement là que se situe le véritable enjeu, en mobilisant les citoyen.ne.s à soutenir non pas des « médias alternatifs » mais une véritable alternative au médias détenus par les grands groupes.
Cette alternative existe aujourd’hui, elle est riche d’un écosystème foisonnant, inventif et engagé. Des initiatives innovantes se lancent afin de permettre d’installer de vrais modèles économiques pour ces médias indépendants qui bénéficient rarement de l’intérêt d’un milliardaire.
Coop médias, par exemple, répond à cette problématique (notre article sur Le Moment). Le Fonds pour la presse libre qui sous forme de prêts ou de subventions vient soutenir des initiatives et l’originalité de démarches éditoriales innovantes. Le Moment y participe aussi, à son modeste niveau, en tentant de porter la voix des oubliés des médias et en développant une démarche collaborative entre médias.
Mais la puissance publique doit y prendre sa part, en favorisant la création de nouveaux médias, en soutenant les médias associatifs locaux, en protégeant les journalistes de procédures judiciaires abusives, en renforçant la mixité sociale et culturelle au sein des écoles de journalisme.
C’est ainsi que la démocratie sortira grandie, en sortant de la reproduction des élites si chère au système des grandes écoles françaises, non pas en interdisant tel ou tel média d’opinion, mais en rendant aux citoyens la plume et le micro, et en lui reconnaissant sa capacité à agir et à décider, en renforçant sa capacité d’aiguiser son esprit critique.
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