De la décence ordinaire à la servitude volontaire
- Nicolas Bigards

- 22 sept.
- 3 min de lecture
Dernière mise à jour : 1 oct.
Edito de Nicolas Bigards
Face à la logique managériale qui réduit la démocratie à une mécanique de normes et de compromis, Orwell nous rappelle l’importance d’une décence ordinaire, faite de liens humains et de gestes simples. Mais que devient cette humanité quand la “gouvernance” exclut les voix dissidentes ? C’est la question que prolonge Frédéric Ghiglione dans un second édito, La fabrique des ingérable·e·s, où il montre que la création, indocile par nature, demeure l’un des derniers refuges contre cette servitude volontaire.

Georges Orwell, de retour de la Guerre d’Espagne, se rappelant les liens humains qu’il avait noués au quotidien, saluait cette façon simple et bienveillante d’être avec celles et ceux qu’il avait côtoyé : "C'est étrange, l'affection qu'on peut ressentir pour un inconnu ! Ce fut comme si la fougue de nos deux coeurs nous avait momentanément permis de combler l'abîme d'une langue (...), et de nous rejoindre dans une parfaite intimité." Peut-être est-ce ainsi que devrait se rappeler à nous le geste du politique, de ce qui devrait nous relier avant toute idéologie et se déployer au ras du quotidien, au coeur des relations humaines, à partir de ce qu'Orwell nomme "common decency", la "décence ordinaire". Non une posture morale, mais plutôt un ensemble de pratiques, une certaine manière d’être, de se tenir dans le monde, une capacité à aider, à donner, à admirer.
Ils sont nombreux les moments dans notre vie, au quotidien, où nous souhaiterions rencontrer un peu plus de cette décence ordinaire. Il y a certes le spectacle médiatique quotidien assez navrant d’une désinhibition obscène qu’offre à nos consciences atterrées les responsables politiques, culturels, médiatiques, dans ce nouveau combat que l’on appelle depuis peu « guerre culturelle ». Il y a ce grand bruit du monde assourdissant toutes nuances possibles, toutes considérations un tant soit peu pondérées.
Mais plus préoccupant, peut-être, est ce qui se joue à bas bruit, de manière diffuse, dans les façons d’être aux autres, dans nos petites compromissions, nos petites lâchetés, et qui, sans que l’on s’en rende compte, finissent par réduire voir confisquer une part de notre liberté. Et que l’on ne s’y trompe pas, ce n’est pas seulement une forme de fascisme triomphant qui s’y emploie, non, pas seulement, mais aussi et surtout ce à quoi nous consentons chaque jour face à celles et ceux qui laissent faire, alimentent ou transmettent au nom d’un quelconque pouvoir (le groupe, le chef, la direction, le contrat…), une position de domination nous opposant la norme, le règlement, la convention, se servant du juridique pour imprimer les marques de l’infamie.
Et nous y consentons parce que un(e) mode managérial(e) s’est imposé à nous peu à peu, la « gouvernance », nouvelle norme d’un pouvoir qui se veut « collaboratif ». Il n’y a plus de chef, mais une série de protocoles, de processus décisionnel, qui invite chacun à participer à la prise de décision et à devenir « partenaire ». Mais pour cela il faut consentir à jouer le jeu dont les règles sont bien souvent non discutables. Et c’est une logique d’exclusion qui se met en place, les groupes de discussion n'étant plus composés finalement que de personnes qui ont des « intérêts » pour eux-mêmes. Participeront donc à la discussion-décision uniquement celles et ceux qui sont capables d’adhérer à une position consensuelle, à ceux qui appartiennent à ces petites communautés où ils se pensent au centre de tout. Les militant·e·s et les « agitateurs indésirables », les lanceurs d’alerte, les signaux faibles, les « différents » seront d’office exclus et soumis à l’opprobre.
Mais tout cela est "pour notre bien", faisant de chacun de nous des complices d’un jeu dont les règles nous enferment, nous réduisent et nous incitent à abdiquer sur à peu près tout ce qui fait humanité au nom de la norme, de processus, de standards étriqués, qui sont dans les faits édictés par quelques-uns au nom du bien commun. L’imposture !
Et cela vaut pour tout type d’organisation, y compris les ONG, les universités, les associations ou les coopératives qui sont invitées à rendre des comptes, à prouver que chaque centime est rentabilisé dans une perspective entrepreneuriale, pour le bien de qui ? Pour quel bénéfice collectif ?
C’est pourtant lorsque la vie collective se réduit à une simple logique gestionnaire que la démocratie s’efface, remplacée par une forme de management totalitaire reposant sur une servitude volontaire. On ne débat plus du bien commun : l’intérêt général est travesti en addition d’intérêts particuliers que chacun est sommé de défendre au coup par coup. De là prospère une culture de petits arrangements et de compromissions, très loin de ce qui se tissait dans les collines du Mont Irazo où Orwell fut blessé pour défendre la Liberté.
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