top of page

De la décence ordinaire (2) : La fabrique des ingérable.e.s

Edito de Frédéric Ghiglione


Dans un monde obsédé par la forme, les normes et le contrôle, celles et ceux que l’on qualifie d’« ingérables » deviennent des figures de résistance. Artistes, créateurs, esprits atypiques : leur vitalité bouscule l’ordre gestionnaire, refusant de réduire la vie à des objectifs quantifiés. Frédéric Ghiglione, faisant suite à l’édito De la décence ordinaire: la servitude volontaire,  signe une réflexion vibrante sur ce que signifie créer, agir et exister face aux machines et aux logiques comptables.


"Chaque être humain est un vivant indivisible, une singularité absolue et la plus curieuse des productions de la nature." Photo @ Juls Boo
"Chaque être humain est un vivant indivisible, une singularité absolue et la plus curieuse des productions de la nature." Photo @ Juls Boo


Peut-être qu'au final, rien ne les oppose et c'est pour ça qu'ils disent tous la même chose. Ils sont de gauche, ils sont de droite, ils sont aux extrêmes ou au centre, ils sont premiers de cordée ou tout en bas, ils sont de toutes couleurs, de tous genres, dans les comités de directions, les conseils d'administration ou dans les assemblées générales des mouvements de désobéissance civile. Ils sont au pouvoir, et partout ils érigent une certaine forme en totem. Partout, le même message sur une certaine façon d'être. Ils ont toujours un homme du politiquement correct pour pointer son index vers une forme jugée défaillante ou insuffisante. L'étiquette est posée : ingérable. Exclusion.

 

Bien sûr ? Il y a les mots trop forts, les paroles qui coupent et des conversations qui semblent partir ailleurs. Une envie trop forte est souvent accompagnée d'une forme incongrue. Les impulsifs, impatients et impétueux ont les émotions qui se griment toujours, ostentatoires, en lettres ouvertes. Le cœur sur la main, la joie puissante face à la loi, ils s’enflamment quand le peuple s'embrase. Et, ça brûle de partout aujourd'hui.

 

Mais la forme des ingérable.e.s n'est pas défaillante ou insuffisante, elle n'est pas non plus inappropriée, elle est juste atypique, car totalement solidaire du fond, jamais l'un sans l'autre, comme l’inconscient et la conscience, comme l'inné et l'acquis, comme la main gauche et la main droite. Chaque être humain est un vivant indivisible, une singularité absolue et la plus curieuse des productions de la nature. Nous sommes des individus en entier et nos mots et gestes, plus où moins beaux, plus ou moins à la mode, ne sont que la partie visible de ce fond qui rassemble nos valeurs et nos histoires personnelles. S'en prendre à la forme évite le sujet de fond, on reste ainsi en surface. Imposer une forme, c'est imposer un fond. C'est la bien-pensance qui empêche de bien penser. Cette forme exclusive aujourd'hui cache une idéologie redoutable, amendée par notre système économique pour l'argent roi.  Forme sans fond ! Tautologie contemporaine. Action formalisation !! Il ne s'agit plus de faire mais de dire ce que l'on va faire, comment on va le faire et pourquoi. Il ne s'agit plus d'horizon d'exigences mais d'objectifs quantifiés, les envies se réduisent dans les notes de cadrage, le bilan comptable est plus fort que le cours des choses, et maîtriser ce qui va ce faire, s'impose à ce qui va se faire. On dicte au réel, l'humain s'en pense plus fort et fait des reporting. Et ainsi, s'installe la post-vérité. Les gestionnaires gestionnent avec des rentes variables, dans la bienveillance d'une communauté où la vie est douce. Risques maîtrisés, objectifs conformes, chemins critiques minorés.


La création porte une part de risques et d'inconnus.
"Toute création porte une part de risques et d'inconnus." Photo Juls Boo.

 


Les créateurs, les artistes ? 

Qu'ils répondent aux appels d'offre !

Le reste, on provisionne. Quant aux ingérable.e.s !

 

Bullshit ! La création, toute création a porté, porte et portera une part conséquente de risques et d'inconnus. C'est comme ça. Créer, c'est s'échapper, en explorateur, vers les éléments : le vent, la terre, l'eau et le feu.

Improbable Dieu de la comptabilité, notre époque enferme l'avenir, notre futur, dans le présent, mais plein de bons sentiments et avec des tours de paroles respectés.

 

Créer ne se gère pas. Spinoza se retourne dans sa tombe et Nietzsche est devenu fou il y a bien longtemps.

 

Où s'en vont donc tous ces êtres de fond, atypiques, plein de vie, exclus du système ?

Que deviennent ces doux anarchistes ? Ils sortent de ce jeu pipé et rejoignent au loin, les exclus et les métèques, toujours plus nombreux loin de ceux qui pensent comme on doit penser. D'un côté  le conflit est tabou et il est subi, de l'autre, on l'anticipe sans peur et on le construit.


Que sont ces deux camps ? Préfigurent-t-ils les machines contre les humains ? Face au diktat de la forme, ce peuple du fond ? D'un côté, les possibles se ferment les uns après les autres, de l'autre ils s'ouvrent curieusement grâce aux incroyables différences d'inné, d'inconscient, de fond.


Les humains sont-ils la seule espèce à avoir oublié que les différences d'un écosystème, sa biodiversité, font sa richesse ? Comme si les crapauds fous n'existaient pas ! Ce sont eux qui sauvent leur espèce, suivant à leurs façons leurs congénères mais en empruntant, on se sait pourquoi et on ne sait comment, d'autres chemins, évitant ainsi d'être méticuleusement écrasés en fil indienne sur les routes du printemps !


 Photo Juls Boo
Photo Juls Boo

 

Ainsi s'avance l'histoire, avec cet improbable facteur humain en grain de sable, avec des temps de créations folles et d'avancées extraordinaires, mais aussi avec de terribles périodes d'immobilisme et de régression, quand le pouvoir est dans les mains des petits comptables du quotidien.

 

J'ai compris, ce n'est pas la forme qui gêne, mais ce fond créatif. Ce fonctionnement généralisé est un système de pouvoir, il y vénère son argent roi. Ça a un nom, c'est du fascisme, de gestion, certes, mais du fascisme, et les morts ne sont toujours pas comptés. « Pas d'homme, pas de problème ». Staline a déjà essayé.

 


Soutenez un journalisme libre : chaque don, même modeste, nous aide à continuer : faites un don à Le Moment.


Commentaires


Le Moment est un média coopératif et citoyen qui réuni journalistes, associations et acteurs de l’économie sociale et solidaire. Nous faisons vivre les médias indépendants, la démocratie locale et la culture engagée à travers nos podcasts, reportages et créations collectives.

bottom of page