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La Cinquième colonne à Une : J.D. Vance et l’Europe

Photo du rédacteur: Nicolas BigardsNicolas Bigards

un billet de Nicolas Bigards



Le vice-président J.D. Vance lors de la Conférence sur la sécurité de Munich AP Photo/Matthias Schrader
Le vice-président J.D. Vance lors de la Conférence sur la sécurité de Munich AP Photo/Matthias Schrader

À Munich, le vice-président américain J.D. Vance a frappé fort : selon lui, la plus grande menace qui pèse sur l’Europe ne vient ni de Moscou ni de Pékin, mais de l’intérieur. Ce discours, acclamé par une partie de la droite européenne, repose sur une vieille mécanique politique : la construction d’un ennemi intérieur. Un levier rhétorique efficace qui a traversé l’histoire et sert aujourd’hui à justifier de nouvelles offensives contre les contre-pouvoirs démocratiques.


J.D. Vance et la menace intérieure : un discours qui résonne en Europe


Le vice-président américain J.D. Vance a réussi son coup. En quelques phrases assenées à la Conférence de Munich, il a placé la question de la liberté d'expression au cœur du débat, mais sous un angle pour le moins surprenant : pour lui, la plus grande menace qui pèse sur l'Europe ne viendrait ni de Moscou ni de Pékin, mais de l'intérieur.

Ce qui, il y a encore quelques années, aurait été reçu comme une provocation a été salué par certains comme un éclair de lucidité. "Un discours pour l'histoire", s'est exclamé Eric Ciotti. "La France doit prendre exemple sur les USA", a renchéri Jordan Bardella. Loin d'être une simple envolée rhétorique, cette prise de position s'inscrit dans une tendance lourde : celle de la construction d’un ennemi intérieur, vieux ressort bien utile pour justifier des politiques répressives.

Cette mécanique est bien connue. L’ennemi de l’intérieur, c’est celui qui pactise avec des puissances étrangères, celui qui sape la cohésion nationale de l’intérieur. Son portrait horrifique traverse les âges : jadis huguenot, juif, communiste, il est aujourd’hui woke, islamo-gauchiste, ou suppôt d’un « lobby ». Hier dénoncé comme agent de Moscou, il est aujourd’hui accusé de comploter avec les islamistes. La cible change, la logique reste la même.


L’ennemi de l’intérieur : un ressort politique ancestral


Car l’ennemi de l’intérieur a une fonction bien précise : il légitime ceux qui prétendent le combattre, tout en permettant de délégitimer l’adversaire en lui accolant l’étiquette idoine. Parti de l’étranger, wokiste, islamo-gauchiste… la rhétorique s’adapte aux époques. C’est un sparadrap idéologique qui colle aux doigts de l’accusé, et devient un unificateur artificiel d’intérêts divergents sous la bannière d’un « rassemblement national ».


Dans l’Europe de Vance, le danger ne vient plus des chars russes ou des manipulations chinoises, mais de ceux qui, à Bruxelles, dans les médias ou dans les tribunaux, prétendent réguler le « free speech ». Une Europe où les Kommisar — prononcé avec une intonation digne des pires heures de la Guerre froide — répriment les libertés sous prétexte de lutte contre la haine en ligne. Où l'on traque, à en croire Vance, les opinions dissidentes.

 

Liberté d’expression : l’Europe accusée, l’Amérique oublieuse


Cela pourrait prêter à sourire si cette indignation ne venait pas du représentant d’un pays où, dans certains États, des bibliothèques ont été purgées de livres jugés subversifs ou trop progressistes. En Floride, des districts scolaires ont retiré des rayons Le Bleu est une couleur chaude de Julie Maroh ou encore Beloved de Toni Morrison, prix Nobel de littérature, sous prétexte qu’ils aborderaient des thèmes "inappropriés". On ne se contente plus d’interdire des livres, on réécrit l’Histoire (l'Ukraine aurait commencé la guerre), la géographie (Golfe d’Amérique), on efface ce qui dérange. Liberté d’expression, monsieur Vance, vous avez dit liberté d’expression ?


Le problème dans les exemples choisis par Vance pour étayer son propos ? Tout cela est faux ou exagéré. La Commission européenne ne menace pas de fermer X (anciennement Twitter) pour un simple "discours de haine", comme il l'affirme. La police allemande n'arrête pas des citoyens pour des commentaires misogynes mais pour des menaces explicites de viol. Les cas cités relèvent moins d’une "censure woke" que de la loi et de la justice.


Mais ce qui compte, ce n’est pas tant la véracité des faits que la logique politique qui sous-tend le discours. Depuis des siècles, l’ennemi de l’intérieur est une figure récurrente des moments de crise. Dans la France révolutionnaire, la peur des "partisans de Coblence" mena aux massacres de Septembre.[1] Pendant la guerre d’Espagne, la menace d’une "cinquième colonne" justifia la répression. Aux États-Unis, la chasse aux "activités anti-américaines" marqua l’ère maccarthyste.


L’histoire se répète : la peur au service du pouvoir


Chaque fois, la mécanique est la même : l’ennemi de l’intérieur est une figure fantasmée, insaisissable mais omniprésente, accusée de pactiser avec l’ennemi extérieur, avec l’étranger, quel qu’il soit. C’est ainsi qu’on instille la peur, qu’on justifie l’autoritarisme et qu’on habille la remise en cause des contre-pouvoirs du manteau de la défense de la nation.


L’inquiétant dans le discours de J.D. Vance n’est pas qu’il ment, mais qu’il trouve un écho. Ce n’est plus seulement une ligne trumpiste, c’est une rhétorique qui imprègne déjà une partie de la société américaine et qui s’incarne actuellement dans une série d’action et de décrets signés par Trump.  Ceux qui applaudissent aujourd’hui ne mesurent pas que la dénonciation d’une "cinquième colonne" conduit toujours à désigner de nouveaux traîtres.


Des "commissaires politiques" aux Musk’s boys : la purge des contre-pouvoirs


C’est ainsi, par exemple, qu’opèrent aujourd’hui les nouveaux « commissaires politiques », les Musk’s boys, chargés de la grande purge au sein des agences gouvernementales. Inspirés par la gestion brutale de Twitter, entreprise au sein de laquelle le milliardaire a licencié en masse au nom de l’« efficacité », ces envoyés spéciaux du néolibéralisme appliquent désormais les mêmes méthodes aux institutions publiques. On les retrouve infiltrés dans les administrations, au sein des instances de régulation, dans les agences fédérales, où leur mission est claire : traquer les « parasites », identifier les postes jugés superflus, écarter ceux dont la loyauté politique est suspecte.


Qui seront les prochains "poids morts" à éliminer?


Ce modèle, expérimenté dans la Silicon Valley, notamment chez Meta, s’exporte désormais aux structures étatiques, avec un objectif limpide : rationaliser, privatiser, éliminer les freins idéologiques. L’ennemi, c’est l’inutile, le non-productif, le non-rentable. Hier, c’étaient les ingénieurs, les modérateurs et les chercheurs de Twitter, sacrifiés sur l’autel du profit. Aujourd’hui, ce sont les fonctionnaires des agences gouvernementales, jugés trop coûteux, trop critiques, trop « woke » pour la nouvelle orthodoxie. Vous nous freinez, vous êtes des poids morts… Qui seront les prochains ? Pour certain.e.s, ils sont déjà désigné.e.s : les personnes LGBTQI+, les migrants. Bientôt les chômeurs, les personnes en situation de handicap, les malades… ? L’utopie d’une société parfaite débarrassée de ses freins ?  Il y aura toujours un « poids mort» à éliminer pour cela.


Les cibles changent au gré de l’Histoire, mais la logique est la même. Le complot n’en finit pas de nourrir la bête, il s’adapte, il fonctionne comme un trou noir, aspirant et se nourrissant des haines, angoisses, peurs et soupçons. Son obscurité aveuglante empêche tout discours un tant soit peu raisonnable de trouver prise, et, si l’on ne réagit pas, il finira par dévorer le corps social.


[1]   Lors de la Révolution française, les partisans de Coblence désignaient les nobles et contre-révolutionnaires ayant émigré à Coblence, en Allemagne, pour organiser la résistance contre la République naissante. Leur existence fut instrumentalisée pour nourrir la peur d’un complot aristocratique. En septembre 1792, dans un climat de panique lié aux menaces d’invasion étrangères et à l'insurrection en Vendée, des rumeurs sur un soulèvement des prisonniers royalistes à Paris déclenchèrent une vague de violence. En quelques jours, des milliers de détenus, perçus comme des ennemis de la Révolution, furent exécutés lors des massacres de Septembre.

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