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Le fond de dotation : La Clef du succès ?

Dernière mise à jour : 23 oct. 2023

Menacé de disparition, La Clef, cinéma d’art et d’essai du Quartier latin, mais aussi lieu d’expérimentation sociale et artistique dans les années 80 et 90, voit enfin une solution pérenne se dessiner. Grâce à un habile montage juridique, le collectif La Clef Revival se porte acquéreur du foncier. Cela permettra à l’activité de reprendre si, et seulement si, elle réussit à réunir les fonds d’ici fin octobre.


Photo de Danaé Moyano Rodriguez, Paris 2023

Article de Nicolas Bigards


Dans un café de la rue Monge, habitant·e·s du quartier, jeunes étudiant·e·s et soutiens de la première heure sont réuni·e·s ce lundi 9 octobre autour de quelques bénévoles du collectif La Clef Revival qui mènent la lutte pour la sauvegarde du cinéma La Clef. Ce rendez-vous fait suite à la conférence de presse organisée quelques jours plus tôt par le collectif, rendez-vous plus particulièrement destiné aux riverain·e·s qui se sont mobilisé·e·s ces dernières années tout au long d’un feuilleton riche en rebondissements. En effet, depuis 2019 et l’annonce de la vente du cinéma par le propriétaire (le Conseil social et économique de la Caisse d’Épargne d’Île-de-France) se sont succédés occupation illégale par un collectif constitué de riverain·e·s, d’artistes, d’étudiant·e·s, mobilisation des médias et des professionnel·le·s du cinéma, gestion et programmation par des bénévoles durant l’occupation, procès, condamnations, longues et vaines discussions avec la Ville de Paris, menace de rachat par un mastodonte de l’économie sociale et solidaire, expulsion, fermeture, poursuite des activités du collectif hors-les-murs, afin de maintenir la mobilisation. Mais rien ne semble pouvoir entamer la détermination du collectif.


Pourtant, très tôt, s’est imposée une idée pour sortir de l’impasse : se porter acquéreur des murs. Cela a mis du temps à se concrétiser, mais la bonne formule semble avoir été trouvée. Et c’est ainsi, qu’après négociation, un compromis de vente est signé en avril 2023 avec l’actuel propriétaire. Le collectif a alors six mois pour réunir les fonds, soit 2,9 millions d’euros, plus 200 000 euros de frais de notaire. Aujourd’hui, La Clef Revival a quasiment atteint son objectif par un montage financier mixant un prêt bancaire, du mécénat, et dons de particuliers. Il manque cependant encore 400 000 euros pour boucler la vente. Et par ailleurs “depuis avril, la conjoncture économique nous est défavorable, avec une hausse des taux d’intérêt ; les discussions se poursuivent avec un pool bancaire autour d’un nouveau prêt qui sera, de fait, inférieur de quelques centaines de milliers d’euros”, explique l’un des membres du collectif.


Dans cette dernière ligne droite, La Clef Revival se concentre sur trois objectifs : réunir encore 100 000 euros grâce à de nouveaux mécènes ; poursuivre la campagne de dons et récolter 100 000 euros d’ici trois semaines ; et enfin organiser une exposition-vente au Palais de Tokyo le 28 et 29 octobre qui fera, très certainement, événement par son ampleur et la qualité de la proposition : plus de 80 artistes, parmi lesquels David Lynch, Nan Goldin ou Philippe Katherine, qui ont fait don d’une œuvre qui sera exposée gratuitement puis vendue. Cela permettra a priori de boucler le budget.


La perspective d’une réouverture en janvier 2024 annoncée par les membres du collectif semble donc réaliste. Par ailleurs, le projet porté par La Clef Revival est soutenu par la Ville de Paris, qui s’est engagée à apporter son concours financier pour la réouverture, et par le Centre national du cinéma (CNC) qui accorde l’autorisation de la politique de la place à prix libre. Pourtant, les questions sur le modèle économique et la future gestion du cinéma se font pressantes de la part de l’assistance rassemblée dans le petit café du Quartier latin: “Qui sont les mécènes ? Ont-ils des parts ou des actions ? Sont-ils décisionnaires quant aux futures activités du cinéma ? Quel sera le modèle de gouvernance ? Qu’est-ce qui garantit que le cinéma ne sera pas vendu un jour ? Que devient mon don si jamais la vente ne se fait pas ? ” Certaines questions paraissent plus embarrassantes que d’autres pour le collectif qui tente de rassurer et d’expliquer la démarche et les modalités de gestion et de fonctionnement du futur lieu.


Sur le papier, l’objectif est clair et le modèle séduisant : “pérenniser l’activité et protéger les murs de la spéculation foncière. Et pour cela, il faut distinguer la propriété foncière de la propriété d’usage. C’est un fond de dotation qui sera propriétaire des murs, et qui ne pourra pas les revendre, et, par ailleurs une association qui aura en charge l’organisation de l’activité du lieu”, précise un membre du collectif. L’assistance s’interroge pourtant : “C’est quoi un fond de dotation ? Qui le représente ? Qui sont les donateurs ?” Le fond de dotation, c’est une invention de l’ère Sarkozy et qui connaît, depuis sa création en 2008, un certain succès. C’est une structure juridique non lucrative, d’inspiration anglo-saxonne, qui n’est ni une fondation, ni une association, mais qui allie les avantages de l’une par sa stabilité et ses avantages fiscaux, et la simplicité de création de l’autre. Et qui, surtout, peut recevoir sans aucune limite des dons de biens ou d’argent, avec une déduction fiscale de 66 %, afin de les redistribuer à des initiatives d’intérêt général.


Dans le cas de figure de La Clef, selon les membres du collectif, “c’est le fond de dotation qui récolte les dons, qui a permis de discuter avec le propriétaire et même de négocier à la baisse. Il n’y pas de parts, pas d’actions. Il sera administré par un conseil d’administration composé d’un collège d’usagers et d’un collège de quatre professionnell·e·s : la réalisatrice et scénariste Céline Sciamma ; Laurent Tanzer du cinéma Nova de Bruxelles ; le directeur du Reflet Médicis Jean-Marc Zekri et le critique Éric Arrivé.” Le fond de dotation deviendra de fait le propriétaire des murs accueillant le cinéma La Clef. Mais le collectif a vu à plus long terme, et peut-être aussi anticipé un éventuel échec de la vente, en stipulant dans les statuts du fond : “Cinéma Revival a pour objet la sauvegarde pérenne de lieux culturels à vocation principalement cinématographique, dont la gestion revient aux usager·e·s réuni·e·s dans des associations qui tendent vers une organisation horizontale, autogestionnaire et participative, et mettent en œuvre une programmation indépendante et collective.


Ainsi, le fond de dotation semble apparaître comme la panacée contre les spéculateurs immobiliers en sortant les biens du marché et échapper ainsi aux pressions financières. Il est important de noter que le foncier est bien souvent le talon d’Achille pour bien des lieux alternatifs qui souhaitent créer du commun : tiers lieux, cafés associatifs, fermes collectives... En France, la notion de propriété collective n’existe pas, et les exemples de lieux culturels expulsés ou sommés de quitter les lieux qui étaient mis à disposition ou loués, sont malheureusement trop fréquents : Mains d’œuvres en 2019, et cette année encore Montevideo à Marseille pour ne citer qu’eux. Ce modèle, qui nous vient des Etats-Unis, pays où les fondations philanthropiques sont des actrices majeures de la vie sociale, et qui fleure bon le libéralisme éclairé et engagé, serait-il le modèle d’un nouveau collectivisme foncier ?


Si dans le cas du cinéma La Clef, ce montage a permis de fournir un cadre économique solide au projet et d’en garantir la pérennité, il n’en demeure pas moins qu’il questionne pourtant. Ce modèle, qui rencontre de plus en plus d’adeptes dans des cas de gestion collective du foncier, pourrait tenir du mariage de la carpe et du lapin, tant l’union entre les tenants d’une expérimentation sociale et politique paraît à l’opposé des valeurs des généreux donateurs et donatrices soucieux·ses d’optimiser leur mise fiscalement.


Seulement, en l’absence d’autres solutions, le fond de dotation semble pour l’instant être la réponse la plus adéquate aux besoins des mouvements autonomes, alternatifs ou collectifs. Les biens acquis par ces fonds de dotation deviennent des biens communs, la propriété privé se changeant alors en propriété d’usage. Toute personne s’engageant dans l’activité du lieu a des droits, une forme de propriété, mais non achetable, non cessible, et qui prend fin dès que l’usager s’en va. L’enjeu serait donc de s’inspirer des bonnes idées de la philanthropie tout en évitant les mauvaises.


Alors, à défaut d’être le meilleur modèle, serait-il pour l’instant le moins pire ?

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