L'ingénieure agronome et environnementaliste développe l'idée d'une économie symbiotique qui permettrait la restauration du vivant tout en continuant de croître économiquement. Utopie ou futur de l'entreprise ? La co-autrice du film Home répond aux questions de Le Moment.
Interview de Benjamin Mathieu

Isabelle Delannoy lors de la conférence USI au musée du Quai Branly le 26 juin 2023, une journée consacrée à "l'entreprise à l'épreuve des limites du monde".
Crédit photo : USIEvents
Benjamin Mathieu
A votre avis, pourquoi est-il si difficile, notamment dans les médias, de proposer un autre modèle que celui de l'économie capitaliste ? On a l'impression qu'aucune alternative n'existe.
Isabelle Delannoy
En fait, dans un système de pensée dominante, on du mal à la saisir, c'est comme si toute la pièce était blanche. Vous ne pouvez pas décrire le blanc, vous ne pouvez pas dire que c'est blanc, parce que si vous avez toujours vécu dans du blanc, ça n'a pas de couleur. Pourtant, nous n'avons pas tout le temps vécu dans le libéralisme économique. Nous avons quand même une sacrée propension à effacer la mémoire dans les systèmes impériaux. Ce sont des systèmes qui sont extractifs et qui détruisent la ressource, contrairement aux systèmes indigènes qui sont eux, plutôt régénératifs. Dans les systèmes impériaux, la première chose que l'on retire, c'est la spiritualité du territoire, parce qu'un territoire qui n'a plus d'esprit est plus facile à homogénéiser.
Et donc ce "blanc", cette incapacité à se questionner sur un autre modèle économique, vient de loin selon vous ?
Le mot "occident" vient de l'empire romain. On est dans ce système ultra-libéral, ultra capitaliste, ultra standardisé, depuis cette époque. Regardez comment étaient construites les villas romaines, de façon ultra standardisée. Regardez l'esclavage en chiourme ou l'art militaire romain qui était lui aussi très standardisé. C'était des urbanistes, les légionnaires. En fait, on est dans ce système depuis tellement longtemps qu'on est dans du "blanc". On nous a tellement coupé de l'histoire qu'on a que le système impérial en référence, alors qu'en fait, les premiers mouvements démocratiques datent du 10e siècle, chez des ouvriers du textiles dans la plaine du Pô et dans les Flandres. Mais cela, on ne s'en rappelle pas.
Vous parlez aujourd'hui d'économie symbiotique devant des chefs d'entreprises. Avez-vous l'impression de réussir à les embarquer dans cette idée d'économie régénératrice assez éloignée de leur modèle ?
L'économie symbiotique, c'est une découverte qui montre l'apparition depuis cinquante ans de pratiques économiques productives et sociales régénératives de leurs ressources. Ça peut être des ressources écologiques ou les ressources économiques des parties prenantes. Si vous êtes capables, dans cette économie là, de régénérer les capacités du vivant à vous fournir des services, les capacités du social à vous fournir des services, la capacité de la technologie à vous fournir des services et des infrastructures et des machines, alors vous avez au final une économie complète. Elle peut donc remplacer l'économie existante, ce que n'ont pas pour le moment compris les acteurs économiques, même si le fait de régénérer ces ressources commencent à être entendu en France.
L'économie symbiotique montre la logique de ce système commun à toutes les pratiques régénératives et permet de démontrer là où les synergies sont possibles. Dans ce système, vous allez faire de l'agriculture autrement, vous allez faire de la céramique autrement, vous pouvez avoir une tasse de café "régénérative", avec le café à l'intérieur mais aussi la tasse qui régénère les écosystèmes vivants parce que vous avez utilisé des pratiques différentes, parce que vous avez utilisé des modèles économiques différents. J'ai démontré que ça forme une économie globale et complète. J'ai montré les principes qui permettent de décrire cette économie et que lorsque tout est associé, ça nous emmène vers une trajectoire de symbiose. Parce qu'on se développe, les équilibres écologiques, se développent avec nous.
Est-ce que vous pouvez nous donner des exemples précis ?
Les voitures individuelles, par exemple, sont immobilisées 93% de temps. Vous avez donc tout intérêt à en mutualiser l'usage. On peut aller vers le zéro extraction ou le zéro déchet pour le téléphone portable. Si vous le retournez auprès du fabricant, il peut réutiliser les composants qui sont dedans une quinzaine de fois. Plus la peine de posséder les objets, vous pouvez les louer. C'est le cas des scooters électriques fabriqués par Mob-Ion dans l'Aisne. On a calculé que 78% des éléments d'un scooter pouvaient être décorrélés des cours des marchés mondiaux en réutilisant les composants pour fabriquer des nouvelles machines. Ça le rend en grande partie indépendant de l'inflation. Cette économie symbiotique peut couvrir tous les besoins humains et elle est d'une supériorité incroyable en termes économiques, en rentabilité également, mais elle demande par contre de partager la valeur.
Dans un monde qui met plutôt en avant les succès individuels, comment faire évoluer le récit vers des succès collectifs, qu'on imagine être les marqueurs de cette économie symbiotique ?
En fait, cette économie n'est pas basée sur le collectif, mais sur la capacité des humains à s'unir sur certaines choses. C'est comme si vous décidiez, vous, autour de la table, de partager telle et telle ressource selon ce que vous voulez monter comme projet avec d'autres personnes, selon vos intérêts convergents et selon vos valeurs. C'est comme ça qu'on crée ces écosystèmes et qu'on crée des communs, ce qui explique aussi pourquoi on crée une économie de réseaux. Aujourd'hui, les jeunes générations ont du mal à s'inscrire dans un parti politique ou un syndicat mais beaucoup moins à participer à des actions où elles trouvent un sens, où on ne va pas parler à leur place, où elles gardent leur intégrité. Elles mettent aux commandes l'action, leur temps, leur argent, leurs talents, à un moment donné, pour un temps donné, tant que ça correspond à leurs valeurs.

Ici, on croise des cadres de Chez Orange, la BNP, ... de grandes entreprises du CAC 40. Leurs modèles économiques sont tout de même très éloignés de ce que vous racontez. Comment pouvez les convaincre que votre modèle est attractif économiquement ?
Ce qui est sûr, c'est que l'économie symbiotique est une décroissance de l'extraction des ressources. Ce n'est pas une économie qui est basée sur la production dans une logique de masse, c'est une économie qui est basée sur la production dans une logique de service. Si ces décideurs se coupent des règles du jeu de la rentabilité actuelle, il faut qu'ils ouvrent leurs chakras et se mettent dans une posture d'accueil, pour s'imaginer dans d'autres règles du jeu. Il faut qu'ils imaginent leurs logiques d'affaire dans une économie régénérative. Les entreprises n'ont pas peur de la transformation, mais de ne pas savoir où aller et comment se transformer.
Ca peut paraître abstrait tout de même, comme concept. Quelles clefs leur apportez-vous ?
Une fois que le dirigeant accepte cette posture et se dit : "Ok, je vais prendre ce que nous on appelle les PEPS", les pratiques économiques productives et sociales régénératives, vous commencez déjà à imaginer d'autres modèles, tout en partant de leur besoin.
La première conférence de Timothée Parrique ce matin portait sur la post- croissance et la décroissance. J'ai entendu des personnes du public dire : "Vous savez où ils peuvent se la mettre la décroissance ?! Moi j'y crois pas." Pourquoi à votre avis, cette notion suscite un tel blocage ?
Moi, je ne suis pas une décroissante du tout, en fait.
Ah bon ? Au moins de la matière, comme vous nous l'avez dit ?
Le vrai problème, ce n'est pas croissance ou décroissance, c'est plutôt quelle croissance on veut : une croissance dégénérative de nos sociétés, de notre planète, donc une croissance majoritairement d'impact négatif et où on ne change pas tellement de logiciels, ou alors, si on cherche à produire de l'impact positif et avoir une croissance régénérative là, on est obligé de changer de logiciel. Pour moi le vrai débat, c'est plutôt extractif - régénératif.
C'est la fin du capitalisme d'une certaine manière ?
Non plus. Dans une économie extractive, vous avez un capitalisme redistributif. Le politique, dans ce genre de système, est là pour limiter les dégâts de l'économie. C'est une économie qui va chercher les matières premières et qui va aussi chercher à les payer le moins possible, diminuer ses coups et extraire le plus possible. Cet extractivisme et ce capitalisme sont extrêmement symbiotes, ils se développent l'un avec l'autre. Les entreprises symbiotiques vont être très proches de leurs consommateurs. Elles vont créer un écosystème avec leurs usagers, les collectivités territoriales et elles vont avoir tendance, à la fois à partager les risques et partager la valeur. Ca va permettre d'avoir des écosystèmes forts et là, elles deviennent très rentables. Et pour solidifier son écosystème, elle va partager la gouvernance. Du coup, on crée un capitalisme distribué, on permet à de plus en plus de personnes d'entreprendre, de partager des revenus d'investissements. Je peux pas vous dire que ça sort du capitalisme. Je ne le pense pas. C'est un capitalisme de partage de la valeur.
Dans la logique d'un fonds de pension, comment vous faites rentrer cette participation de l'extérieur, qui s'oppose à la rentabilité exigée par l'actionnariat ?
Au vingtième siècle, on a créé les élevages de poules en batterie. Au vingt-et unième, on a créé les élevages d'entreprises en batterie. Pour ces fonds qui, quoi qu'ils produisent, le véritable produit ce n'est pas du tissu, ce n'est pas de la nourriture, c'est de l'argent. Mais il y a aussi beaucoup d'entreprises qui n'ont pas envie d'aller rejoindre le hangar et de devenir des poules pondeuses. Beaucoup d'entreprises sont en train de réagir. La bonne nouvelle de cette économie régénérative, même si elle doit partager la valeur, c'est sa rentabilité. Ca prend du temps, mais il y déjà des fonds d'investissements qui investissent dans le symbiotique et du régénératif. Par ailleurs, pour plein d'actifs de fonds de pension classiques, il y de gros problèmes d'assurance et de réassurance. Ça leur pose question. Je ne vous dit pas que tout est rose, on est dans une bataille. On savait que notre économie n'était pas adaptée à son environnement. Maintenant, c'est son environnement qui n'est plus adapté à elle. Beaucoup d'entreprises, y compris des fonds, se retrouvent dans une nasse, face à des crises multiples, et se rendent comptent que la nasse se referme. Quand vous n'êtes plus dépendants de l'inflation grâce à l'économie régénérative, ça vous fait quand même réfléchir.
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