Pour ce dernier portrait de Césurien.ne, je suis allé frappé à la porte à côté de mon atelier. Toujours intéressant de rencontrer ses voisins, surtout quand ceux-ci ont une vie aussi remplie que celle de Nicolas Bigards ! Metteur-en-scène et résident historique du 13 rue Santeuil, ancienne faculté parisienne et actuel tiers-lieu de Césure, Nicolas nous raconte son combat pour bousculer les normes du milieu du théâtre et le rendre accessible au plus grand nombre.
Entretien réalisé par Etienne Morisseau
Nicolas, comment est-ce qu'on devient metteur-en-scène ?
J'ai commencé de manière classique, avec du théâtre au lycée puis à la fac. Même si au départ j'étais comédien, mais ça a un peu foiré (rires). Je suis vite passé assistant metteur-en-scène. Dans les ateliers, je me rendais compte que c'était tout aussi fun, que je m'y sentais même plus à l'aise.
Rapidement, j'ai fait la connaissance du metteur en scène Jean-François Peyret, dont je suis devenu l'assistant avant que l'on collabore ensemble pendant près de 10 ans. Avec lui on mettait en scène des textes non-théâtraux, en travaillant avec des scientifiques par exemple. On parlait du clonage ou de l'IA, des sujets dont on pensait qu'ils nous concerneraient dans le futur.
On parlait de domaines qui nous impactent sans que l'on s'en rende compte. C'est important que le théâtre s'empare de ça !
Un autre exemple : on a mis en parallèle la vache folle avec les métamorphoses d'Ovide. On poussait la réflexion sur le développement du vivant, et à la fin, la réincarnation dans les animaux. On ne faisait pas de la vulgarisation, on invitait plutôt les scientifiques à venir lors de l'écriture, à nous nourrir. Et l'idée était de créer une forme qui pouvait aller avec le fond. C'était une période très stimulante, je n'ai jamais autant lu de ma vie !
Comment se sont passées les premières pièces que tu as monté seul ?
Ma première mise en scène a très bien marché, de super critiques !
Ma deuxième, une pièce d'un auteur allemand inconnu en France, a été bide total. Pas un article dessus, les salles vides... Pourtant la deuxième pièce c'est la plus importante, c'est là que tu confirmes le succès de la première. Ma carrière aurait dû s'arrêter là.
Mais j'ai eu de la chance, le directeur du théâtre où on jouait trouvait cet échec injuste, alors il m'a filé un petit coup de pouce. Il m'a mis entre les mains un document tiré d'une annexe de thèse sur Roland Barthes. La chercheuse avait compilé les questions posées dans l'ensemble de son œuvre. Uniquement les questions. 1924 questions listées chronologiquement. Il m'a dit : "on fait quoi de ça ?"
Je le lis, c'est vertigineux, étrange, ça n'a ni queue, ni tête... Mais on essaye quand même, on tente de le mettre en scène ! Nouveau bide. Les gens qui sortent de la salle me disent : "ça a l'air bien, mais on n'a rien compris."
Alors on se pose et on réfléchit avec l'équipe à la raison de cet échec. Et de cette réflexion est né un deuxième spectacle, qui sera fondateur d'un cycle de 10 ans.
L'idée est de partir d'une feuille blanche. On reprend les articles qu'a écrit Roland Barthes pour le Nouvel Obs. Des chroniques sur des fragments du quotidien, des fulgurances, très poétiques. Et on se dit qu'il faut aller à l'encontre de la rapidité des médias, dans une forme douce, un mode mineur, prendre le temps et capter le moment. Et on réfléchit le dispositif avec le texte.
La scénographie invitait à une immersion dans le spectacle : on a formé un couloir d'où le public pouvait observer des scènes à travers des interstices. Les scènes se déroulaient en simultané de chaque côté. Ils étaient libres de se déplacer, de les regarder ou non. A une heure de la première, gros doute : "Qu'est-ce qu'on a fait ?" (rires).
Au final ça a été un énorme succès ! Le public s'est senti libre, il a retenu beaucoup plus de choses. Ce n'était pas un spectacle où on leur montrait ce qu'on avait choisi pour eux. Ici ils butinaient et pouvaient décrocher. Ils se rapprochaient ce qui les intéressaient. Tout le monde réagissait différemment : certains voulaient tout voir et couraient partout, d'autres restaient devant un seul fragment.
Ca montre bien qu'il n'y a pas besoin d'avoir fait le Collège de France pour écouter du R. Barthes. Chacun invente son propre rapport au texte, peu importe son statut ou ses connaissances.
Ce spectacle a été fondateur pour moi ! Pour les quinze spectacles suivants, on partait d'un texte et on inventait un espace analogique à la forme du texte. Des spectacles en immersion, où le public est au milieu du décor, des corps et de la lumière. Ca change le rapport avec le théâtre. Lorsqu'une actrice te déclame une tirade en te regardant dans les yeux, ça interpelle tout le monde, même un collégien qui d'habitude se fiche du théâtre. Le public se sent privilégié, il est intimidé, respectueux...
Ce théâtre immersif, ça me rappelle ce qui se fait beaucoup aux Etats-Unis. Est-ce que ça a été une inspiration pour toi ?
C'est vrai que ça se fait depuis longtemps dans la production anglo-saxonne. Mais à l'époque, je ne savais pas ce que je faisais (rires). On n'était pas beaucoup en France à le faire, notamment parce qu'il y a plus de contraintes techniques et de sécurité. D'ailleurs, j'aimerais bien en faire à Césure, mais c'est pas si facile à organiser.
Le théâtre immersif offre un rapport tout autre que celui où tu t'asseois et où tu reçoit l'autorité du texte.
C'est pour toi la période la plus marquante de ta carrière de metteur-en-scène ?
La plus marquante peut-être, mais pas celle dont je suis le plus fier. Quand je travaillais à Bobigny à la MC93, j'ai été jury dans un conservatoire à rayonnement départemental, qui faisait de la musique, du théâtre, de la danse... C'était pour le 2ème cycle, des 18-22 ans.
Ils étaient tous blancs, aucun d'entre eu ne venait de Bobigny ou de la Seine-St-Denis. Pourtant j'ai fait des ateliers théâtre dans les lycée du département, j'ai vu des élèves très doués. Mais ça ne choquait personne qu'ils ne soient pas dans ce conservatoire.
Ces élèves-là ne savaient pas comment faire pour devenir acteurs ou actrices. Ils s'imaginaient devoir payer cher et passer par les cours Florent. Ils ne connaissaient pas le conservatoire ou pensaient que ce n'était pas pour eux. Ce qui créé un problème de représentativité, qu'on observe dans les auditions aussi.
Il fallait donc faire un travail de communication pour ouvrir le conservatoire. Et à côté de ça, repenser la pédagogie. Dans le théâtre classique, la conception du travail est très texto-centrée, la voix est prépondérante et on joue surtout avec le visage. Alors qu'on peut aussi tester d'autres styles et travailler avec le corps. On s'est mis à organiser des masterclass, des analyses du jeu et du spectacle, des ateliers d'improvisation...
En 2014, on a créé une classe égalité des chances avec comme objectif de faire entrer les jeunes issus de milieux défavorisés dans les meilleures écoles de théâtre. Dans ce domaine, le Conservatoire de Paris, c'est le Graal. Ils prennent 30 élèves sur 2000 inscrits. Et la diversité à cette époque, c'était peanuts.
C'était un espace d'échange et de partage. De mixité sociale aussi, parce que débarquer dans une école parisienne sans avoir les codes, c'est compliqué.
Première année du programme : 4 comédiens se présentent au concours, 3 sont retenus, c'était inespéré ! Il y en avait bien une dizaine des cours Florent, mais sur 200 candidats. Notre ratio était bien meilleur.
Cette plateforme pédagogique a été ensuite reprise par le ministère de la culture qui a commencé à mettre en place des classes égalité des chances. La première année on l'a fait bénévolement, ensuite on a reçu des financements pour le faire.
Mon inquiétude au final, c'était de convaincre mes collègues des les embaucher à la sortie de l'école. "Une Antigone noire ? Moi je veux bien, mais mon public..." C'est dingue, mais heureusement ça a bougé à ce niveau-là.
Avec l'équipe pédagogique, nous nous étions donné pour objectif de faire passer 80% des élèves au premier tour (les concours des écoles se passent en trois tours, ndlr). Sur 30 étudiants, 27 ont réussi et 20 ont été pris dans une école nationale.
Ce n'est pas forcément de mes spectacles dont je suis le plus fier, mais d'avoir été là à ce moment-là, c'est ça qui restera.
C'est important pour toi d'ouvrir le théâtre au plus grand nombre ?
Le théâtre aujourd'hui, c'est un milieu où il y a un entre-soi culturel et social, je me bats pour que ça s'ouvre. J'ai beaucoup travaillé à la Maison de la Culture de Bobigny, et parfois quand le public n'était pas au rendez-vous, je regardais la cité Pablo Picasso en face. Je me disais : "Ils sont à 10 mètres et on s'ignore. Pourquoi sont-ils coupés de ça ?"
Pour moi le théâtre c'est un service public. Il faut travailler pour attirer ce public qui ne vient pas, et pas seulement sur l'artistique. Réfléchir aux horaires, à la durée, au tarif... Nous on a testé 18h30, 40 minutes et entrée libre. C'était risqué, mais au moins si ça ne leur plaisait pas, ils n'auraient pas perdu grand chose. Et globalement ça a fonctionné ! Même s'ils passaient parfois à côté, ils venaient et passaient un bon moment.
C'est aussi mon combat dans les tiers-lieux. Je travaille actuellement avec la compagnie En Passant. Ensemble on a dirigé le tiers-lieu Main d'Oeuvres à St-Ouen, un espace de liberté artistique et d'expérimentations. C'est dans ces espaces là que je me sens bien, quand j'accompagne ce genre de projets. On en a pas fini avec ces problématiques, mais ça avance !
J'ai aussi été un des premiers à me battre pour réutiliser les décors. Ca me brisait le cœur, à la fin d'une pièce, de voir 35000€ partir à la benne. J'ai demandé à ma scénographe de penser les décors comme modulables. Au bout de 10 ans, on en avait un stock gigantesque, tout le monde nous enviait !
Est-ce que tu as une œuvre à nous conseiller ?
Les Derniers jours de l'humanité. C'est un spectacle monumental : 250 scènes, 500 personnages... Je l'ai vu à 15 ans mis en scène sur 5h avec 20 comédiens et ça m'a bouleversé au point de me dire que c'est là que voulais être. 30 ans plus tard, je l'ai monté en immersion, avec 100 acteurs, une fanfare et un groupe de rock. C'était un an de travail et mon dernier travail de metteur-en-scène, on peut dire que la boucle est bien bouclée !
Tu as une relation particulière avec Censier, le bâtiment où s'est installé le tiers-lieu de Césure ?
J'ai d'abord découvert Censier en tant qu'étudiant en fac de théâtre au début des années 90. C'était un repère de comédiens, de metteurs en scène, déjà un joyeux bordel.
20 ans plus tard, de retour en tant qu'enseignant, et maintenant comme résident de Césure. C'est étrange parfois... Par exemple j'avais un petit casier dans la salle des profs, quand j'ai fait la visite avec PU pour Césure, il y avait toujours mon nom dessus, comme si le temps s'était arrêté.
Qu'est-ce que représente ce bâtiment pour toi ?
Ca a toujours été un lieu de savoirs, de connaissances. A l'université, dans les départements de cinéma ou de théâtre, on expérimentait, on pratiquait au-delà de la théorie pure. Le fait qu'aujourd'hui Césure soit le lieu des savoirs inattendus fait écho à mon aventure ici, à mes rencontres... Mon retour ici est sureprenant, mais pas incongru : il y a une forme de continuité.
Et comment aimerais-tu voir ce lieu évoluer ?
Césure c'est ce que tu en fais, et j'aimerais en faire un laboratoire de citoyenneté. Faire de l'art, de la culture ou de la politique autrement. Offrir un espace pour essayer sans avoir peur de se planter. Ça manque de nos jours, on a une culture de l'efficacité, pas beaucoup de place pour la R&D !
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