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« En 2024, il n’y a pas seulement un dérèglement climatique, mais aussi un dérèglement empathique »

ANTIRACISME. Une projection-débat dans le cadre des 40 ans de la marche pour l’égalité et contre le racisme était organisée samedi 13 janvier dans le tiers-lieu Césure, à Paris. Toumi Djaidja et Adil Jazouli, tous deux marcheurs, ainsi que Nina Robert, réalisatrice du documentaire Marche et rêve, étaient présents. Ils s’accordent sur un constat : si le racisme n’a pas disparu, la société est de plus en plus diverse. Une diversité à bas bruit.


Dorian Lacour


« En préambule de mon documentaire, j’ai écrit cette phrase, sur la mort de Nahel. Dans la version télé, elle n’a pas été acceptée, mais pour moi elle est essentielle. ».

Cette phrase, c’est un hommage au jeune Nahel, tué d’un tir à bout portant par un policier à Nanterre, le 27 juin 2023. Et la personne qui tient ces propos, c’est Nina Robert. La cinéaste était en plein montage de son documentaire Marche et rêve, dont une projection était organisée le 13 janvier, pour les 40 ans de la marche pour l'égalité et contre le racisme  quand le drame est venu bouleverser la France. « J’ai eu un sacré choc quand Nahel a été tué. Naïvement, je me disais qu’on mourrait moins en 2023 qu’en 1983… Les crimes racistes résonnent dans ce film, du début à la fin », poursuit-elle.


Rembobinons. Samedi 15 octobre 1983, une poignée de jeunes s’élancent dans l’indifférence générale de Marseille pour une marche à travers la France. Leur but ? Dénoncer la multiplication des crimes racistes dans le pays. À leur tête, Toumi Djaidja, un jeune homme élancé à la chevelure frisée noire de jais. Quelques semaines plus tard, le 3 décembre 1983, les marcheurs sont plus de 100 000 à Paris. Un événement dont le quarantième anniversaire n’a été célébré que timidement dans les médias, mais raconté par ses protagonistes dans plusieurs documentaires, dont celui de Nina Robert.




Main tendue plutôt que poing fermé


Quarante ans plus tard, Toumi Djaidja est chauve, il a troqué son anorak rouge pour une veste de costume bleu nuit. Derrière ses petites lunettes, en revanche, son regard n’a pas perdu en malice. Il intervient, avec Adil Jazouli, sociologue spécialisé dans l’étude des banlieues populaires et Nina Robert, pour rappeler l’importance de la marche, que l’histoire a un peu oubliée. Malgré les quarante ans passés, la façon de penser de Toumi Djaidja n’a pas changé. « Dès le départ, j’ai préféré la main tendue au poing fermé », résume-il. Et de rappeler ce qui l’a incité à marcher. « En portant secours à un enfant attaqué par un chien, je me retourne, et j’ai un policier qui se tient là, à deux mètres de moi, il me braque avec son arme. J’ai à peine le temps de me supplier, et il me tire dessus [...] Je m’en sors. Les jours passent et à l’hôpital des camarades viennent me rendre visite. Je leur dis “on va faire une marche”. Ça va tellement les déconcerter qu’ils ne veulent pas du tout y croire », se souvient-il. Malgré les réticences initiales, la marche part avec un noyau dur de seulement douze personnes et dépasse toutes les attentes des organisateurs. 


Retour au présent. Dans un immense amphithéâtre aux sièges boisés du tiers-lieu Césure – l’ancien campus Censier de l’université Sorbonne Nouvelle, dans le 5e arrondissement de Paris – une petite trentaine de personnes assiste à l’intervention. Une assistance un peu clairsemée, compte tenu des presque 400 places disponibles dans l’amphi, qui ne désespère pas Nina Robert. « Il n’y a pas beaucoup de monde, mais c’est pas grave, c’est important d’être là », lance-t-elle, un large sourire aux lèvres. Important, parce que ce qui a lancé la marche de 1983 (les violences policières contre les personnes racisées et le racisme rampant dans la société française) reste d’actualité.



« Les boucs émissaires sont toujours les mêmes »


Adil Jazouli et Toumi Djaidja – qui se connaissent parfaitement car en plus d’avoir été compagnons de marche dans les années 1980, ils ont co-écrit La Marche pour l’égalité - Une histoire dans l’histoire, paru en 2013 – amènent un regard inquiet, bien qu’empreint d’optimisme, sur le racisme en France. « Pour être lucides, la question du racisme n’a jamais été aussi grave qu’aujourd’hui, en France et en Europe [...] En France, quand même, les boucs émissaires sont toujours les mêmes », alerte Adil Jazouli. Il rappelle qu’au départ, la marche était « pour l’égalité » avant de devenir – certes rapidement – « contre le racisme ». Toumi Djaidja partage sa position : « En 2024, il n’y a pas seulement un dérèglement climatique, mais aussi un dérèglement empathique. ».


Le sociologue s’alarme également de la montée du vote pour l’extrême-droite, même si elle n'est pas forcément nourrie par des motifs racistes : « 35 % des jeunes de moins de 35 ans votent pour l’extrême-droite. ». Une enquête Ipsos réalisée pour France TV et Radio France en avril 2022 démontrait en effet que 34 % des 18-24 ans et 30 % des 25-34 ans comptaient voter pour Marine Le Pen ou Eric Zemmour à la présidentielle. Des chiffres alarmants. « Il y a encore du chemin… », souffle Adil Jazouli.



La France, « pays où il y a le plus de mariages mixtes en Europe »


Toujours optimiste, Toumi Djaidja assure ne pas vouloir « regarder le point noir sur la page blanche ».

Une anecdote personnelle appuie son propos. Alors qu’il est à la bibliothèque municipale de Lyon, au début des années 1980, un homme d’un certain âge crie « sale Arabe ! sale Arabe ! » Le futur leader de la marche pour l’égalité et contre le racisme s’approche de lui, lui glissant presque à l’oreille de le crier moins fort. La suite : « Il me regarde et me dit “t’es cinglé ?” ; je lui dis “je pense pas [...] t’as les stigmates d’un brave gars, mais les jeunes dehors, j’ai peur qu’ils ne le voient pas et qu’ils te cassent la gueule”. Ce monsieur, qui n’est plus de ce monde, paix à son âme, pendant des années ensuite, a été un ami. Pendant des années il m’a rappelé cette histoire pour me dire qu’il s’en voulait. » Cette histoire permet à Toumi Djaidja de dézoomer sur une situation problématique. Il dit : « Tu fais une image arrêtée au moment où il dit ça, tu te dis que c’est un raciste le gars, c’est un fasciste. .» Il s’est avéré que cet homme était autre chose, mais qu’il avait tenu des propos abjects à un moment, sans peut-être vraiment savoir pourquoi. De quoi garder un peu d’optimisme. 


Dans la même optique, Adil Jazouli se réjouit que la France soit « le pays où il y a le plus de mariages mixtes en Europe, 20 % des naissances sont dues à des enfants issus de l’immigration ou de mariages mixtes ». « Il y a une très forte proportion de sages-femmes d’origine maghrébine », poursuit-il. Et Toumi Djaidja ajoute, dans un sourire : « Elles donnent la vie, peut-être à Jordan Bardella, mais elles donnent la vie ! » D’une même voix, les deux hommes se félicitent d’une diversité bien présente en France, même si moins mise en lumière qu’un storytelling d’extrême-droite vendant la division et la peur, dont certains plateaux télé sont devenus caisse de résonance. 



Pas de polémique 


La marche pour l’égalité et contre le racisme a-t-elle été récupérée par le pouvoir en place, notamment des cadres du Parti Socialiste qui créent SOS Racisme dans la foulée ? Toumi Djaidja balaye toute polémique : « Depuis 40 ans, c’est l’une des seules structures qui se bat contre cette question des discriminations. Je vais rester poli, mais l’idiot qui marche est mieux qui celui qui reste assis. Des femmes et des hommes, dans cette structure, font un travail remarquable. Aller dénigrer ce travail-là, vous me permettrez de ne pas le faire. » 


« Il y a beaucoup d’espoir qui émane de vous, de la lucidité, mais en même temps vous êtes très lumineux. C’est important de ne pas toujours voir le négatif, de voir le beau, l’espoir, sans pour autant être dans le déni », ponctue Nina Robert. Toumi Djaidja, lui, s’échappe pour attraper un train. Après avoir présenté à François Mitterrand un cahier de doléances, le décembre 1983, il avait aussi presque sans attendre pris le train retour. La raison ? « Je vivais une relation amoureuse [...] Après avoir accompli cette mission, je suis rentré, parce que j’étais attendu », confie-t-il. La jeune fille avec qui il avait une histoire partage encore sa vie, elle est même « devenue grand-mère ». Quarante ans après, il est toujours attendu.


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