Fabrice Dallongeville : « La République vit dès les premiers mètres »
- Didier Raciné
- 21 mai
- 8 min de lecture
Dernière mise à jour : 22 mai
Propos recueillis par Didier Raciné, AltersMédia
Le maire d’Auger-Saint-Vincent, Fabrice Dalongeville, défend une démocratie enracinée dans le quotidien, la parole, et la commune. Entretien avec un élu qui croit en la puissance politique des territoires, et refuse de céder à la résignation.

Être maire : construire une République vivante dans la commune
Vous êtes maire d'Auger-Saint-Vincent depuis 2004. Qu'est-ce qui vous a poussé à vous présenter comme maire, et quel projet portait votre équipe ?
Je me suis engagé dans le conseil municipal en 2001, j'en suis à mon quatrième mandat de maire. J'envisage le mandat, non pas comme simplement gérer les affaires publiques, mais pour développer vraiment un projet de territoire communal, avec une vision à moyen long terme : l'histoire n'est jamais finie ! Avec l'exode rural, la disparition des services publics, les difficultés de lutter contre des modèles dominants, on peut s’épuiser et être démuni pour contredire le fameux « il n'y a pas d'alternative » qu'on entend depuis 40 ans. Pourtant non, la République vit dès les premiers mètres, au plus près des habitants de la commune, qui assume des missions pleines et entières pour cela. Ce que j’appelle les circuits courts républicains.
Un autre engagement rejoint l'idée de dire que l'histoire n'est pas finie : c'est la bataille des mots. Cela s'est révélé aussi avec le travail sur les cahiers de doléances. Les mots peuvent être utilisés pour invisibiliser des fonctions ou des missions très importantes. Par exemple, dire « petite » commune, me met en rogne. On a des mots pour parler d’une commune selon sa taille : c'est un village, avec des hameaux, c'est un bourg, un bourg-centre, un chef-lieu de canton, c'est une sous-préfecture, etc.
Des cahiers de doléances invisibles à un scandale démocratique
Vous êtes engagé dans une démarche active autour des cahiers de doléances. Pourquoi cet engagement, et que cherchez-vous à faire émerger à travers eux ?
J'ai une formation d'historien, et dans mes études d'histoire à la Sorbonne, je me suis intéressé à la question coloniale, à la franc-maçonnerie coloniale en particulier, c'est-à-dire en gros au principe des Lumières émancipatrices, comment elles se propagent et comment elles ont pu justifier la colonisation et comment les obédiences acceptent ou non les « indigènes ». Ils étaient interdits de loge !
De ce fait, quand la crise des gilets jaunes éclate, que les cahiers de doléances émergent, je m’y suis intéressé. Quand l’Association des Maires Ruraux de France prend l'initiative d’ouvrir des cahiers de doléances dans les mairies, à travers l'opération Mairie ouverte, je conduis cette opération dans l’Oise, depuis mon village. Or quand le grand débat s’est terminé, on est passé à autre chose. Quand nos concitoyens décrivent leurs situations, ils ne sont pas entendus, et pire, les textes qu'ils ont produits sont cachés, invisibilisés. On a été un certain nombre à se demander ce qu’étaient devenus les cahiers de doléances. Depuis six ans maintenant, je m'investis sur cette question. Ce qui en dit beaucoup sur la situation dans laquelle notre pays se trouve.
Le fait qu'aujourd'hui le corpus des doléances, c’est-à-dire les 2 millions de contributions, n'ait toujours pas été rendu accessible sur une plateforme open source à nos concitoyens de façon universelle, pour moi, cela devient un véritable scandale d'État car il mine profondément la démocratie et la République dans les valeurs qu’elles portent.
États généraux communaux : relancer la démocratie depuis le local
Vous souhaitez lancer des Etats Généraux Communaux, qui défendent une certaine idée de la transformation sociale et écologique sur des territoires et de la démocratie locale qui va avec. En quoi consistent-ils et pourquoi les initier aujourd’hui ?
Pourquoi des Etats Généraux Communaux ? Les États généraux sont dans le sillage des cahiers de doléances. Dans notre histoire politique, que ce soit sous l'Ancien Régime ou pendant la République, la consultation nationale fait sens et rythme des moments extrêmement importants. Il y a eu bien sûr 1789, la convocation des Etats Généraux et l’écriture des Cahiers de doléances, la révolution française ; mais souvenons-nous qu'il y a eu aussi des États généraux et des doléances en 1945 !
2019, c'est un temps extrêmement important dans l'histoire politique, un temps où les Français ont exprimé au fond leur aspiration à un changement de régime, à une autre façon de « faire politique ». On ne doit pas limiter cette crise à simplement un ensemble de revendications sociales. Pour le moment, les parlementaires peinent à convaincre les différents gouvernements et le Président d’assumer un devoir de suite. Voilà pourquoi nous, citoyennes et citoyens, avons la volonté et la conviction de créer en 2025 cette plateforme d'accès universel au corpus des Doléances, et de pouvoir réfléchir à la manière dont tout ça peut être utilisé par la suite.
Les États généraux communaux seront un processus participatif et démocratique, visant à établir un dialogue direct avec la population, avec les habitants. Pourquoi communaux ? Parce que nous voulons poser un acte fort. Celui de la commune. Que notre mode de fonctionnement aujourd'hui, dans la République centralisée et parisienne, doit passer par le local, par la commune, par un mouvement ascendant et non pas descendant. C'est un parti pris puissant et robuste parce qu'on a aussi devant nous un calendrier de la vie politique en France favorable pour engager ce mouvement du bas vers le haut : mars 2026, élections municipales. Et si on reste sur le calendrier officiel, ce qui est incertain convenons-en, printemps 2027, élection présidentielle, puis élections législatives, et en 2028 les élections départementales et régionales.
Il faut éviter de se retrouver encore dans l’erreur politique de tout attendre d'une seule personne et de l'élection présidentielle. D’où la nécessité d'organiser des États généraux dans notre pays qui commence par la commune, la cellule de base de la République. C’est par le bas que nous rebâtirons.
Vous évoquez la dissolution de la politique et la dévalorisation de la parole citoyenne. Quel rôle doivent jouer les États généraux communaux face à ce désengagement démocratique ?
Il y a un élément qui est me perturbe beaucoup, c'est la dissolution de la politique en tant que telle : quand vous invisibilisez d'un côté les doléances de nos concitoyens et que de l'autre vous nommez mal les choses et les faits, que vous dites en même temps tout et son contraire en 24h, ça participe à annihiler la question politique. Et c'est d'ailleurs exprimé par Emmanuel Macron, en décembre 2021 à la télévision quand il dit : « je ne fais pas de politique » ! C’est un déni pervers. Il faut mesurer la violence d'une telle phrase qui permet d’envisager une autre expression tout autant critiquable : « il faut faire preuve de bon sens ». J'entends cela depuis longtemps de la part d'élus locaux. Mais à partir du moment où tu agis dans le domaine public, les choix faits traduisent un acte politique. Le bon sens des uns n’est pas forcément loin de là le bon sens des autres.
Les Etats généraux communaux ont au moins un objectif, c'est de reposer la question politique, repositionner la politique là où elle doit être, car la démocratie c'est la gestion des conflits, ce sont les controverses qu'il faut assumer. Et pour cela, il faut l'outillage nécessaire telles que des Conventions citoyennes, des enquêtes citoyennes, un travail d'acculturation, de mise en débat, de respect de l'intelligence citoyenne, ce que j’appelle l’IC. L’Intelligence citoyenne face à l’intelligence artificielle. Les cahiers de doléances démontrent bien que le peuple est capable de décrire sa situation et de penser des solutions.
Dans l'hypermodernité, on considère que ce sont les solutions techniques et technologiques qui apporteront les réponses aux problématiques centrales qui nous animent. L’intelligence citoyenne est déconsidérée politiquement, désinvestie au bénéfice d'une IA. Je ne suis pas un anti-IA en disant cela, mais le déséquilibre est tellement important aujourd'hui qu'il vient miner la question politique. Les Etats généraux communaux doivent venir abonder cette réflexion-là.
J'apporterai une nuance aux propos de Bruno Latour dans son livre « Où atterrir » : on a demandé aux gens de décrire leur situation, mais il n’y a pas eu d'après, de devoir de suite. Les organisateurs de toute cette consultation n'ont pas voulu cranter l'étape suivante. Ça crée une immense déception. Ce qu'on veut faire en fait, c’est réparer. Prendre soin de la parole de nos concitoyens, c’est cautériser des plaies citoyennes largement ouvertes. Les Etats généraux communaux doivent nous y aider.
Quel projet de territoire souhaitez-vous défendre face à la verticalité persistante de l’État et aux logiques de métropolisation ? Et comment redonner du sens à l’action publique locale ?
Quel est le projet du territoire ? Pour y travailler, les outils de marketing territorial sont utiles. Mais attention, ils peuvent produire le mal et le bien. Le mal, avec ce qu’a décrit l’économiste Oliver Bouba-Olgala avec son concept de CAME (Compétitivité, Attractivité, Métropolisation et Excellence). Quand on documente l'impact de choix politiques en matière de développement économique et territorial, on se rend compte que finalement, le ruissellement qu'on attendait du phénomène de métropolisation n'existe pas. En revanche, ce qui a été très visible, ce sont les choix de désindustrialiser le pays, d’accentuer les inégalités territoriales, comme entre les ultra-riches et les autres. Et bien si les outils de marketing territorial sont mis au service de la construction d’un projet de territoire autour de l'hospitalité, de la vitalité, du respect et de l'osmose avec le vivant. C’est à ça que je travaille et à ça que je consacre mon énergie professionnelle et d’élu.
Concernant la verticalité et la centralité, on s'est trouvés dans un piège. La décentralisation en France n'existe pas. Il a pu y avoir des avancées, mais au fond, c’est toujours l’Etat qui a le dernier mot. Même quand le dernier mot est davantage un « maux ». Cette verticalité reste encore extrêmement puissante. La dernière réforme territoriale, la loi Notré, en atteste. Elle aurait été complètement différente si les collectivités territoriales avaient eu la liberté de faire évoluer l’action publique locale. L’Etat a imposé aux élus locaux de préparer de grands ensembles territoriaux, de s’engager dans la fusion de communes, d’avancer à marche souvent forcée vers de grandes communautés de communes, avec de très grandes régions. Ce plan de restructuration territoriale est inspiré des modèles des grandes entreprises, du big is beautiful. En faisant des hyper-structures, on a pensé être plus efficaces tout en réduisant les coûts. C’est l’inverse qui s’est produit, tout en fabriquant de l’éloignement. On ne gère pas une collectivité comme une entreprise. C’est autrement plus complexe.
D’un autre côté, c’est vrai que beaucoup d'élus se sentent démunis. En supprimant la capacité des élus locaux de pouvoir lever un nouvel impôt qui aurait du sens, en empêchant les élus locaux d'administrer librement leurs communes, en réduisant aussi leurs ressources, l’Etat corsète la capacité d'action, pas seulement que la pensée (le premier qui norme en France, c'est l'État), mais la capacité d'action et de faire des élus locaux.
Malgré cela, je trouve qu’il ne faut pas sous-estimer notre capacité à faire, à défendre haut et fort la libre administration communale. Pour cela, il faut sans doute agir différemment en ne regardant pas systématiquement vers l’Etat, ou vers son EPCI. Quand l'État affirme « qu’il n'y a pas d'autres alternatives », il ne faut pas toujours le croire. Et envisager d’autres chemins si cela répond à des problématiques locales.
Peut-on construire une République sociale et démocratique à l’échelle locale, sans attendre un changement venu d’en haut ? Et quel rôle les États généraux communaux peuvent-ils jouer dans ce basculement ?
L'État, ce n'est pas un astre mort, c'est une entité politique, qui est piloté, géré par une partie des classes sociales qui n'aspirent qu'à son pilotage, et qui embarquent à bord leur idéologie. Au regard des principes de la République, traduits dans l'action publique aujourd'hui, les pratiques de l'État incarnées par le président de la République, par ailleurs garant des institutions, posent des problèmes importants. Donc face à cela, la question à se poser, dans une perspective vraiment décentralisée, girondine, voire fédérale, est : sommes-nous en capacité d'assumer et de faire fonctionner localement, dans nos collectivités locales, les fonctions politiques générales d’une république sociale, laïque, libre, égalitaire et fraternelle ? Je réponds oui, et souvent mieux que l'État. Assumer une prise de parole de cet ordre dans le cadre de ces états généraux communaux, est important pour moi.
La liberté de la presse ne s’use que quand on ne s'en sert pas, dit Le canard enchaîné. On a la chance de pouvoir critiquer notre fonctionnement politique, dans le but d'améliorer la pertinence que nos concitoyens accordent à la République et à la démocratie pour gérer la cité. La confiance ne se décrète pas. C’est le produit du faire, non du dire. La centralisation à la française aujourd’hui produit de la défiance entre les gouvernés et les gouvernants, mais aussi entre les élus locaux et les élus nationaux.
Propos recueillis par Didier Raciné, AltersMédia
Alters Média et Le Moment unissent leurs forces pour ce projet de Cahiers Citoyens, écologistes et solidaires afin de promouvoir des valeurs démocratiques partagées.
Retrouvez dans ce Cahiers n°4 l'ensemble des entretiens ( LOÏC BLONDIAUX, DOMINIQUE BOURG, MARINE FLEURY, MATTHIEU SANCHEZ, JULIE CHABAUD, FABIENNE ORSI , FABRICE DALONGEVILLE, MICHEL LULEK...)
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