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Faut-il soutenir (tous) les médias indépendants ?

L'Assemblée nationale a adopté cette semaine une résolution historique sur la publicisation des cahiers de doléances, reconnaissant ainsi la nécessité de mieux entendre et comprendre les revendications citoyennes. Ce geste marque une volonté politique de considérer les attentes et les colères des territoires. Mais alors que l'on reconnaît l'importance de ces voix dans le débat démocratique, les médias qui relaient ces revendications, notamment les médias locaux indépendants, sont souvent les grands oubliés du système de financement public ou privé.


Les médias locaux indépendants, une diversité d'acteurs au service de l'information.
Les médias locaux indépendants, par le journal L'âge de faire

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On ne va pas revenir ici sur l’importance de la presse indépendante face aux géants du mainstream et à la concentration des médias, phénomènes déjà très largement documentés. Rappelons simplement la conclusion : l’information n’est pas une marchandise comme une autre, et les médias ne sont pas de simples entreprises en concurrence pour capter des parts de marché. Leur influence sur l'opinion publique et les décisions politiques est telle qu’ils doivent garantir le pluralisme et l’indépendance des voix qui les composent.


Mais aujourd’hui, qui décide de ce qui est important ? Qui fixe les priorités de l’information ? Ces choix, souvent, sont faits à Paris, dans les rédactions des grands médias nationaux. Loin des réalités locales.


Les médias de proximité jouent pourtant un rôle essentiel. Ils couvrent les luttes et initiatives locales que les grands titres ignorent ou effleurent sans en assurer le suivi. Ils tissent un lien durable avec les populations, assurant une couverture approfondie des enjeux locaux. Ce fut le cas, par exemple, lors du mouvement des Gilets jaunes, où les médias locaux ont été en première ligne pour relayer les doléances et les revendications ignorées par beaucoup d’autres titres.


Un affaiblissement organisé des médias locaux indépendants


Malgré leur rôle crucial, les médias indépendants locaux font face à une double menace : économique et politique. Confrontés à des difficultés financières croissantes, ils subissent les conséquences d’un paysage médiatique de plus en plus concentré. Les titres disparaissent, les postes de journalistes sont supprimés. Dans les territoires ruraux, l’information locale repose souvent sur des correspondants locaux de presse, des travailleurs précaires (parfois des retraités) extrêmement mal rémunérés, qui n’ont ni les moyens ni le temps d’effectuer un réel travail journalistique.


À l’inverse, les rares médias d’investigation locale qui tentent d’assumer un véritable rôle de contre-pouvoir se heurtent à des pressions économiques et politiques directes. Médiacités est ainsi régulièrement poursuivi pour diffamation par des collectivités ou des entreprises mises en cause dans ses enquêtes. La métropole de Lille a même boycotté le journal en ligne pendant plusieurs années, interdisant à ses agents de répondre aux sollicitations des journalistes. Ce type de représailles n’est pas nouveau : en 2010, le maire de Lyon avait supprimé le budget publicitaire de l’hebdo Lyon Capitale après la publication d’un article le mettant en cause dans une affaire de corruption.


Pour que ces médias survivent et continuent de travailler, ils ont besoin de financements solides. Or, aujourd’hui, ces financements sont extrêmement mal répartis et favorisent les champions de l’audience.


Une fausse bataille : la course à l’audience


Si l'on impose aux médias indépendants une bataille pour l’audience, alors ils la perdront. Car les grands médias disposent d’une audience massive et de moyens financiers incomparables. Les médias indépendants les plus visibles sont encore à des kilomètres de leurs ainés mainstream. Aucune campagne d’abonnements, aucune subvention, aucun appel aux dons ne comblera ce gouffre. Pourtant, les principaux acteurs du financement des médias indépendants s’engouffrent dans cette logique. “Les médias qui font des contenus, parfois très bons, mais peu lu, ça ne sert à rien. On n'est pas là pour se faire plaisir, on est là pour informer”, déclarait par exemple le Fonds pour une presse libre lors des dernières Assises du journalisme de Tours.


Alors que certains s’enthousiasment du foisonnement de médias libres qui fleurissent un peu partout, le FPL, qui lève des fonds privés pour financer des projets portés par les médias indépendants, préfère calmer les ardeurs. “Les journalistes ont trop tendance à faire les journaux qu'ils ont envie de faire, sans se soucier de l'audience. On doit bâtir des communautés. Il faut penser une offre éditoriale à même de construire un large public.” Écrire pour être lu, soit. Mais alors à partir de combien est-on vraiment “lu” ? Quelle audience faut-il construire pour avoir un impact ? Est-ce que la masse des médias indépendants locaux qui, en Bretagne, en Alsace, en Martinique, en Béarn ou ailleurs, touchent quelques milliers de personnes chacun, est moins utile que les quelques-uns qui, depuis Paris, partagent leurs contenus à des centaines de milliers de gens ?


Coop-medias, qui entend également lever des fonds pour accompagner la presse indépendante, semble partager la ligne du FPL. Toujours lors des Assises, la jeune coopérative évoquait une stratégie reposant sur “des prêts de 100 à 200 000 euros pour des projets précis”, qui, de facto, éliminent les plus petites structures. Ce choix d’une concentration des moyens n’est pas anodin. Il pousse les médias indépendants à adopter des logiques de marché : marketing agressif, optimisation pour les réseaux sociaux, partenariat de visibilité, recherche de financements privés…


Philippe Vion-Dury, co-fondateur de Fracas, raconte par exemple qu’après un lancement décevant, le magazine a finalement fait le choix de développer une stratégie de contenus vidéos dédiés aux réseaux sociaux (Tiktok, Youtube, Instagram…), en s’appuyant sur des têtes d’affiche, comme Camille Étienne, pour développer son audience. Des dynamiques de communication et de publicité qui sont en réalité les méthodes des grands groupes de presse, et pourraient bien être une impasse pour des médias qui cherchent justement à proposer un autre modèle d’information.


Si le critère principal pour être financé devient la taille du média ou son audience, alors c’est l’écosystème médiatique indépendant dans son ensemble qui en pâtira. Car la force des médias libres réside non pas dans la course aux chiffres, mais dans la valeur du travail journalistique réalisé. Et dans cette bataille, les seules vraies richesses ne se comptent ni en clics ni en abonnés.


Une vision centralisatrice à contre-courant des attentes citoyennes


Favoriser les "gros" indépendants au détriment des "petits" relève d’une vision centralisatrice, voire jacobine, qui va à l’encontre des attentes citoyennes. Les Gilets jaunes l’ont montré : les citoyens veulent une démocratie plus proche de leurs territoires, où leur voix est entendue et relayée de manière fidèle et durable. Les doléances exprimées dans ce mouvement sont l’illustration de cette demande de pluralisme et de décentralisation.


Or, aujourd’hui, la tendance est plutôt à la concentration des aides sur quelques acteurs. Cela signifie que les “petits” médias, qui n’ont ni les moyens d’un marketing agressif pour se rendre visibles, ni la possibilité de se déployer à grande échelle, sont laissés de côté. Une telle logique revient à exclure du débat public des voix essentielles, ancrées dans les territoires et proches des citoyens.

La presse libre a besoin de davantage de financements, bien entendu, mais aussi que l’attribution de ces financements prennent en compte l'impact réel d’un média sur son territoire et dans le débat public, plutôt que sa seule audience brute. Ainsi, les petits médias pourraient recevoir un soutien adapté à leur rôle et à leur importance dans le paysage médiatique.


Si l’on veut garantir une véritable diversité de l’information, alors il ne peut y avoir de pluralisme sans diversité des structures médiatiques. Un média local qui touche quelques milliers de personnes, mais qui est en prise directe avec leurs problématiques, est tout aussi essentiel qu'un grand titre national.


En reconnaissant l'importance des doléances citoyennes, l'Assemblée nationale a fait un pas vers une meilleure prise en compte des voix locales. Peut-être cette logique pourrait-elle également s’appliquer aux médias qui portent ces voix ? Parce qu'un véritable pluralisme ne se décrète pas, il se soutient. Et parce que, sans doute, les médias indépendants ont tout intérêt à la mutualisation et à la coopération plutôt qu’à l’écrémage.


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