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Fabienne Orsi : « La santé, une affaire de tous, pas seulement de l’État »

Dernière mise à jour : 21 mai


« Comment pouvons-nous créer une Res Publica du soin ? » Économiste et chercheuse à l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD), Fabienne Orsi explore depuis plusieurs années la crise du service public de santé à travers le prisme des communs. Co-initiatrice du Collectif pour la refondation du service public hospitalier et du soin, elle coordonne aujourd’hui une vaste enquête collaborative sur le sens du soin. À travers cette réflexion, elle interroge en profondeur la manière dont nous pourrions redonner à la « chose publique » sa dimension citoyenne et repolitiser la question du soin, à l’heure où les déserts médicaux s’étendent et où les logiques marchandes s’imposent.



Fabienne Orsi : « Créer une Res Publica du soin »
Fabienne Orsi : « Créer une Res Publica du soin »

Du commun à l’hôpital : une intuition partagée


Le 7 juillet 2020, en pleine pandémie de covid 19, vous avez participé à la création d’un Atelier de réflexion pour la refondation du service public hospitalier et du soin. Un Collectif s’est alors créé dans ce but. D’où est venue votre réflexion sur le service public ?


Au départ, c’est la notion de « public » que j’ai voulu interroger, en prenant pour prisme l’approche par les communs. Je me suis ainsi intéressée à notion de « chose publique » et à son évolution dans le temps : peut-on dire que la chose publique, qui est au départ « l’affaire de tous », est progressivement devenue principalement l’affaire de l’Etat et de l’administration ? Avons-nous perdu la dimension citoyenne de la chose publique au profit de celle d’administrée ?  Et si oui, est-il possible de se réapproprier cette part citoyenne et de quelle manière ? L’approche par les communs est ici centrale pour aider à penser cela.



Sur ces expériences très locales encore, on voit apparaître des embryons de démocratie alimentaire, avec des formes très démocratiques de gestion des Caisses locales. Pourrait-on imaginer de pouvoir aller dans le sens d’une démocratie de cette nature, sur les questions de soin et de santé ?


Faire le lien entre ces expériences est intéressant. Le lien entre conventionnement pour l’alimentation et la démocratie locale est très riche. Notons que cela a existé dans l’histoire, principalement dans les Bouches du Rhône : le mouvement de la mutualité des travailleurs avait déjà inventé le principe des Caisses, des Caisses mutualistes. Ils ont beaucoup milité pour la création de la Sécurité Sociale. Leur fonctionnement était construit sur un modèle local et démocratique de gestion des Caisses, basé sur des Assemblées Générales laissant une place importante aux citoyens. Ces Caisses pilotaient d’ailleurs aussi des centres de santé mutualistes. Comment avec cette expérience de la Sécurité sociale de l’alimentation, peut-on repenser le mode de gestion ou de fonctionnement de la Sécurité sociale, notamment en ce qui concerne le conventionnement ? C’est une question intéressante à suivre.


Sur la question de la Sécurité sociale de l’Alimentation, la question démocratique concerne notamment la manière dont on passe les conventionnements et avec qui ; en prenant en compte la qualité des produits alimentaires, les conditions de travail des producteurs, la proximité géographique, ... Si on veut faire le parallèle avec l’Assurance Maladie, il faut alors repenser ce que signifie soigner, qui produit les soins, avec qui on conventionne et sous quelle forme. Vous voyez la révolution qu’il y aurait à faire. Il faudrait engager un processus démocratique de refonte du conventionnement en santé. Ce serait vraiment passionnant de revenir sur la convention médicale par exemple avec une telle démarche ! 


Comment a évolué la médecine de ville ?


Mal, comme tout le monde le sait ne serait-ce que à propos des déserts médicaux qui se multiplient un peu partout. D’ailleurs il ne s’agit pas uniquement d’un manque de médecins mais d’à peu près toutes les professions du soin et de la santé. Cependant, il y a des expériences intéressantes, de la part de jeunes médecins, orthophonistes, infirmiers, ... qui se regroupent et qui essaient de créer des centres de santé sous forme coopérative ou associative, avec une approche qui s’inspire de la santé communautaire ou de la médecine sociale. On n’est plus dans la figure du médecin ou de l’infirmier en libéral seul dans son cabinet, l’idée est de créer du collectif, centré sur le patient en tant que sujet social et non plus sur la maladie et de prendre du temps pour soigner. La question du lien santé-écologie est aussi présente. Le travail y est salarié et le montant des salaires est parfois décidé collectivement en tentant de gommer les différences entre les professions.


Il s’agit donc de créer, en ville, des lieux de soins, plus collectifs, avec une approche plus globale et du dialogue entre les différents professionnels de santé et du social, dialogue incluant les personnes soignées elles-mêmes, car la voix des personnes qui viennent se faire soigner centrale dans cette approche.


A côté de ces centres de santé, se développent d’autres plus classiques en termes de prise en charge, mais fonctionnant aussi sur la pluridisciplinarité et le salariat. Par exemple, l’Assistance Publique des Hôpitaux de Marseille (APHM) développe activement des centres de santé dans des quartiers connus pour être des déserts médicaux. Cette démarche est particulièrement intéressante surtout qu’il s’agit aussi de contrer l’arrivée, dans ces déserts médicaux, de centres de santé privés à but lucratif de type « low cost » souvent à l’initiative de grands groupes de type Ramsay santé. De plus en plus de jeunes professionnels de santé ont envie d’aller vers le salariat et le travail en collectif pour trouver du sens à leur travail et non plus faire de l’activité libérale, seul dans un cabinet.


Vous avez lancé le Collectif pour la refondation du service public hospitalier et du soin. Pouvez-vous nous présenter ce collectif et l’enquête ? Pourquoi centrer cette enquête sur la question « Qu’est-ce que bien soigner ? » ?


Nous l’avons vu, la « chose publique » s’est peu à peu déconnectée de sa dimension citoyenne. Comment faire pour que cela redevienne l’affaire de tous, et pas uniquement l’affaire de l’administration française ou l’affaire de l’Etat ou encore l’affaire d’experts privés ? Si on avait les meilleurs services de santé, si tout allait bien, la question ne se poserait pas : il y a une dégradation très forte des soins, de leur qualité, ceci est largement documenté.


Une question semble essentielle : Comment pouvons-nous faire pour nous réapproprier collectivement ces questions-là ? Comment pouvons-nous créer une « Res Publica » du soin ? 


La première question qui se pose est celle de savoir comment les gens se sentent concernés par le sujet collectivement ? Autant on peut se sentir assez naturellement concerné par le changement climatique, par l’alimentation, par l’idée de consommer local, autant quand il s’agit du soin et de la santé, c’est plus compliqué : on se sent concerné quand on est malade, vulnérable ou fragile, ou bien quand des proches le sont. La démarche reste assez individuelle et souvent les personnes se sentent démunies à ce moment-là. 


C’est donc dans l’idée d’essayer de créer une dynamique d’appropriation collective et citoyenne de la question du soin que nous avons lancé cette enquête, qui s’appelle « Qu’est-ce que bien soigner ? » : enquête collaborative inédite sur le soin (EnCollineS). Elle est porté par un Collectif (Les Ateliers pour la refondation du service public hospitalier et du soin) que l’on a créé il y a quatre ans maintenant, à l’occasion de la pandémie de Covid 19, collectif de chercheur ses, de soignant es et d’autres citoyen nes concerné es. Nous avons organisé des ateliers publics au creux des différentes vagues, écrit un manifeste, recueillis des récits d’expériences du soin. Tout ce travail se trouve sur notre site internet.

L’enquête est notre activité la plus récente. Elle a démarré en décembre 2024 et s’adresse à toutes et tous, c’est-à-dire aux soignants au sens large (Kiné, médecins, infirmiers, Directeur d’hôpital, agents techniques, ...) qu’ils travaillent en établissement, en ville, à l’hôpital à domicile etc. ; aux soignés, que nous avons définis comme toutes personnes ayant fait l’expérience d’un problème ou d’une question de santé au cours des trois dernières années et enfin à toute personne aidante ou accompagnante, d’une personne ayant besoin d’accéder au système de soin.


L’idée est de déployer l’enquête dans toute la France à partir de la création d’équipes locales constituées d’habitants divers, comme un panel de citoyens. Ces équipes font passer le questionnaire aux personnes qui le souhaiteraient.

Ce questionnaire questionne les « interviewé es » sur leur expérience propre en matière de soin. C’est pourquoi nous avons mobilisé le philosophe John Dewey : comment, à partir du recueil de la propre expérience des gens, peut-on produire une connaissance commune expérientielle sur la question du soin laquelle, portée collectivement, pourra avoir un effet transformateur sur les personnes elles-mêmes, et pourra éventuellement être source de transformation sociale ? L’enquête est dans sa méthode même une proposition d’expérience démocratique.


C’est en effet une méthode d’enquête scientifique originale jamais expérimentée jusqu’ici dans le domaine du soin. Nous avons d’ailleurs obtenu pour cela le soutien financier de l’Agence Nationale de la Recherche. Ce qui est original dans cette méthode, c’est notamment que toute personne enquêtée peut devenir enquêtrice à son tour si elle le souhaite : elle fera ainsi l’expérience inverse. Il s’agit de produire un « effet boule de neige » dont on fait le pari qu’il permettra de diffuser ce processus démocratique d’appropriation collective de la question du soin et du bien soigner.


Dans notre vie de tous les jours, tout le monde parle de sa santé, de ce qui nous est arrivé ... mais cela reste de l’ordre individuel. Notre objectif est de créer une connaissance commune et partageable de nos expériences du soin, de pouvoir nous interroger collectivement, et d’en tirer les enseignements sur ce que « qu’est-ce que bien soigner ? » signifie.

 

Notre collectif est constitué de personnes venant d’un peu partout en France. Nous avons conçu le questionnaire ensemble. Cela nous a pris deux ans. On démarre l’enquête avec des équipes (à Marseille, Nantes, Rennes, Avignon, Saint Nazaire, Paris et l’Ile de France, ...), et progressivement d’autres équipes vont se mettre en place par effet boule de neige.


Revenons sur le questionnaire lui-même : pouvez-vous nous en donner les grandes lignes, son architecture ? 


Nous allons à rebours de la tendance actuelle qui veut que les questionnaires se remplissent en ligne, seul devant son ordinateur. Nous, nous procédons à l’entretien en face à face, physiquement. L’enquêteur posant les questions à l’enquêtés qui lui répond. C’est très important pour nous, cela participe du processus démocratique.  Le lien et l’échange entre deux personnes en sont la condition sine-qua non. Pour ce qui est de l’architecture, nous avons d’abord longtemps discuté des grands axes et nous avons décidé que ce seront les mêmes pour les trois questionnaires (destinés aux soignés, aux soignants et aux aidants). Nous avons créé un tronc commun, où l’on cherche à situer les personnes (genre, lieu d’habitation, niveau de revenus, ...). Puis le questionnaire se divise en trois selon que le répondant répond en tant que soigné, soignant ou aidant. Les trois axes principaux sont : l’accueil et la relation de soin, l’errance et l’itinérance, le collectif de soin et le pouvoir d’agir.


Comment pensez-vous analyser les réponses au questionnaire ?


Cette enquête est à plusieurs entrées.


D’abord, on expérimente un processus d’enquête. C’est une première et ce n’est pas rien. La méthode boule de neige elle-même, en tout cas telle que nous la pratiquons c’est-à-dire le passage de l’enquêté à l’enquêteur, est une nouveauté ! Donc, l’un des résultats attendus est de savoir si ce type d’enquête permet de créer un processus démocratique, avec un effet transformateur « à la Dewey », sur les enquêtés eux-mêmes.


Ensuite, de cette connaissance commune que l’on va produire, sur toute la France, à partir de l’expérience des personnes qu’elles soient soignantes, soignées ou aidantes, on espère bien que nous pourrons en extraire des résultats importants sur « comment on est soigné », provoquer un débat public sur la question du soin. On espère apporter une voix citoyenne sur le sujet, dépassant les simples questions de manque de moyens et de financements.


C’est une façon de donner la parole aux gens sur ce qui les concernent, c’est en fait déjà de la démocratie ...


Oui, plusieurs personnes nous ont écrit pour souligner cela : « cette méthode que vous mettez en place, nous disent-elles, est formidable car elle nous donne une voix ». Les gens ont des choses à dire sur ces questions et souhaitent qu’on les écoute.


Cette approche transversale, n’est pas une enquête sur telle ou telle maladie, elle concerne tout le monde, c’est une enquête citoyenne, dans laquelle les personnes sont impliquées dans le processus complet, à la différence d’enquête de chercheurs qui s’en iront une fois les données recueillies.


Comment imaginez-vous que l’on puisse, en matière de démocratie, passer de ces approches de démocratie locale à des questions de démocratie plus globales ?


Ce qui m’anime, et ce qui anime les personnes intéressées à rentrer dans cette enquête, c’est que cela leur donne de l’espoir, cela leur redonne la possibilité du possible, ils se sentent animés par quelque chose d’utile ! On est tellement anéantis par des nouvelles accablantes, qui ne nous laissent comme perspective que le repli, que ces expériences redonnent le désir, le champ du possible, le goût de la démocratie ! Aller vers l’autre. Et pour moi c’est énorme : réduire la démocratie, c’est abattre les gens. La démocratie, ce n’est pas voter une fois tous les cinq ans.




Propos recueillis par Didier Raciné, AltersMédia


Alters Média et Le Moment unissent leurs forces pour ce projet de Cahiers Citoyens, écologistes et solidaires afin de promouvoir des valeurs démocratiques partagées.

Retrouvez dans ce Cahiers n°4 l'ensemble des entretiens ( LOÏC BLONDIAUX, DOMINIQUE BOURG, MARINE FLEURY, MATTHIEU SANCHEZ, JULIE CHABAUD, FABIENNE ORSI
, 
FABRICE DALONGEVILLE, MICHEL LULEK...) 


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